Au Capitole, Jenůfa de Janáček, reprise de la production de Nicolas Joel, est un succès tant la violence du drame bouleversant se conjugue à la résilience. Contournant les défections d’artistes, Catherine Hunold (la Sacristine), Cécile Galois (la Grand-mère) sauvent les représentations en investissant leur rôle juste avant le début des répétitions ! Dans sa prise du rôle-titre, Marie-Adeline Henry affirme sa sensibilité avec une vaillance vocale à toute épreuve. Aussi, la gratitude du public toulousain s’exprime lors des applaudissements.
Exprimer avec humanité la violence sociale qui conduit à l’infanticide
En adaptant le drame de sa jeune compatriote Gabriela Preissovà (Její Pastorkyňa), inspiré d’un infanticide survenu en Moravie, Leoš Janáček (1854 – 1928) souhaite ancrer son 3e opéra dans la culture de sa région, alors encore sous le joug austro-hongrois. La création de Jenůfa au théâtre de Brno (1904) n’est pas des plus retentissantes au vu de l’audace narrative et musicale. Lorsque l’œuvre est éditée par le fournisseur des opéras de l’Empire (Universal edition), Jenůfa est alors joué au Théâtre national de Prague (1916), en traduction germanique après la Grande Guerre, et tardivement exportée en Europe dans les années 1960.
Si ses homologues tchèques, Smetana et Dvorak, ont privilégié l’histoire ou la légende pour leurs opéras, Janáček ose affronter la souffrance des êtres de chair et de sang, se débattant dans des codes sociaux ancestraux. Le matriarcat rural est ici à l’honneur, avant la personnification d’héroïnes qui jalonnent ses chefs-d’œuvre lyriques, de Kátya Kabanová à la prostituée de La Maison des morts. Les trois fortes femmes qui habitent le drame de Jenůfa – la Grand-mère, la Sacristine, Jenufa – forment une organisation matrilinéaire en souffrance qui se heurte aux codes de l’honneur villageois (la virginité d’une fiancée) et à la faiblesse des hommes. Celle des demi-frères, amoureux de la belle morave, déclenche effectivement le drame : le riche meunier Števa, un flambeur, abandonne la fille-mère ; le jaloux Laca lacère son visage …
Sans chercher la transposition, la mise en scène de Nicolas Joel ( 1953-2020 , ancien directeur du Capitole avant l’Opéra de Paris, et la scénographie d’Ezio Frigerio (1930-2022), son complice lombardien, s’enracinent dans le réalisme social et paysager d’un moulin morave. Le dispositif unique d’une géante roue de moulin et d’un plafond cyclopéen de pierre symbolise tout à la fois le poids des traditions sur le devenir des villageois et le cycle saisonnier. En effet, le drame balaie le cycle, depuis l’été du 1er acte vers l’hiver de l’infanticide (2e acte) ; le printemps de la régénérescence de Jenufa est celui de son pardon à la Sacristine meurtrière et à son fiancé Laca. Sous la roue suintante du moulin, les éclairages heurtés (Vinicio Cheli) transforment le tracé d’une rivière centrale en eau motrice (bleu), en sang de l’infanticide (rouge) ou bien surmontent ce tracé d’une passerelle oblique au dernier acte. C’est au cours de celui-ci que le pacte de réconciliation se construit après le coup de théâtre des aveux de la Sacristine face à la communauté. En se résolvant, les tensions permettent à Jenufa de prêcher la résilience, une incarnation « de la Grâce » selon l’interprétation de Nicolas Joel (interview du magazine Vivace !).
Entre-temps, les étapes tragiques d’une triple peine affectant Jenůfa – sa blessure par l’amoureux jaloux, l’abandon du fiancé géniteur, l’infanticide de son bébé commis par la mère adoptive – sont les vecteurs de climax conduits au scalpel par le compositeur et acquérant un relief expressionniste dans cette production. Pour autant, la ferveur des scènes religieuses et les deux tableaux villageois festifs ne sont pas minorés. Dans les costumes néo-moraves (Franca Squarciapino), le retour des conscrits (1er acte) et la noce de Jenufa (3e acte) forment de réjouissants tableaux, cependant tamisés par le nuancier blanc-gris-noir des vêtements. Les danses scandées ou sautées virevoltent avec frénésie sur l’espace scénique, magnifiées par l’emprunt musical ethnographique (fruit du travail de Janáček avec le folkloriste F. Bartos) … et par les choristes du Capitole en jambe !
Les Artistes lyriques
Dans le drame villageois, la trilogie générationnelle du matriarcat est puissamment incarnée par des chanteuses françaises exceptionnelles. Incarnant avec autant d’humanité que de violence le rôle terrifiant de Kostelnička (la Sacristine), Catherine Hunold irradie d’autorité (1er acte), de doute religieux (sa prière sur les pizzicati de violoncelles) puis d’hallucinations lors de l’infanticide. Ici, sa démence mise à nu se concentre sur toutes les modalités vocales (graves poitrinés, aigus au laser jusqu’au contre-si), du beau chant jusqu’aux imprécations parlando. En accord avec la violence de son geste, le plafond cyclopéen de pierre s’abaisse sur les deux femmes isolées, Jenufa ayant chanté « C’est comme si une pierre m’écrasait ». Dans les plis et replis de la psyché d’une victime qui ne s’avoue pas vaincue, Marie-Adeline Henry assure une prise de rôle en Jenůfa qui fera date par sa vision d’une forte figure, à l’instar de sa composition en Tatiana (Eugène Onéguine) à l’Opéra de Nice. Ici, la véhémence face à son compagnon ivrogne (1er acte) étincelle par la puissance des aigus et le tranchant de la prononciation tchèque qu’elle a travaillée avec la cheffe Irène Kudela. A contrario, la douceur de sa prière à la vierge « Salut ô Reine » (2e acte) et l’expression souveraine du pardon conclusif véhiculent une émotion soutenue. Le réalisme de la Grand-Mère Buryjovka, en fichu et tablier, est superbement incarné par Cécile Galois, dont le mezzo est d’une belle rondeur. Réunissant les chanteuses et le chœur, l’ensemble « Chaque coupe doit se forger dans la souffrance » confère une amplitude indéniable à l’œuvre.
Du côté des hommes, le ténor roumain Marius Brenciu (Laca Klemeň) déploie progressivement la palette de nuances, depuis la valse chantée vers la brutalité de la lacération, et s’humanise lors du mariage avec Jenufa. Crédible scéniquement, le ténor mexicain Mario Rojas (Števa) pourrait être davantage mordant. Quant à l’honnête prestation du baryton Jérôme Boutillier (contremaître / Maire), les scènes françaises l’ont connu plus convaincant (récemment dans Hamlet de Thomas à Saint-Étienne).
Interprétant l’adolescent Jano, le soprano Sara Gouzy est d’une juste fraicheur juvénile, tandis que les prestations de la mezzo Éléonore Pancrazi (Barena), des élégantes soprani Victoire Bunel (Karolka), Mireille Delunsch (femme du Maire) assurent pleinement la diversité des profils féminins dans l’écriture de Janáček. La liesse vocale et scénique du Chœur du Capitole (dir. Gabriel Bourgoin) répond à la mise en scène réaliste du drame. Tous restituent le projet innovant de Janáček qui traduit « comment l’âme humaine se révèle dans le langage parlé – tantôt en conversation intime, tantôt abattue et apeurée, ou encore austère dans la contradiction mordante de la passion. » (1907).
La puissance poétique de l’orchestre de Janacek
Si la langue tchèque dicte les mouvements de la vocalité au compositeur, la puissance de l’orchestration est d’une expressivité permanente. Le tissu orchestral est d’une richesse de coloris et d’une inventivité harmonique singulières. Il diffère de ceux contemporains de Richard Strauss ou de Gustav Mahler (d’origine bohémienne également) par le rayonnement de la modalité et l’envoutement des ostinati. Comme Stravinsky dans les ballets de la période russe, Janáček opte pour la répétition plutôt que pour le développement des motifs. Cette visée s’accorde à la représentation d’une culture morave, sorte d’écosystème où le bourgeon d’un motif-timbre (hautbois de Jenufa accouchée, arpèges de harpe pour le pardon final) éclot puis étend ses ramifications. Dans l’intimité poignante du violon solo, les ramifications suggérant la vie fauchée du nourrisson bâtard dévoilent la souffrance du compositeur ayant perdu successivement son fils et sa fille, avant et pendant la genèse de l’œuvre.
Sous la baguette de Florian Krumpöck, actuel chef de l’Orchestre de Chambre du Luxembourg, cette richesse déferle de la fosse comme un long poème symphonique qui unifie chaque acte. L’excellence de l’orchestre national de Toulouse y contribue, notamment dans sa métamorphose en orgue géant au tableau final. La maîtrise de l’équilibre entre fosse et plateau est actée au 1er acte, qui tournoie autour des claquements du marimba (clavier de lames de bois frappées) symbolisant tout à la fois les stries temporelles et le cliquetis du moulin. Elle est moins perceptible lors des actes suivants où les voix sont poussées à l’intensité pour lutter avec l’orchestration.
Au Capitole de Toulouse, la densité orchestrale des opéras de Wagner (Parsifal), de Dukas (Ariane et Barbe-bleue), de Strauss (Elektra) ou de Ponchielli (La Gioconda) est une fête permanente !
Kostelnička Buryjovka (la Sacristine) : Catherine Hunold
Jenůfa : Marie-Adeline Henry
Laca Klemeň : Marius Brenciu
Števa Buryja : Mario Rojas
Grand-mère Buryjovka : Cécile Galois
Le contremaître / le Maire : Jérôme Boutillier
La femme du Maire : Mireille Delunsch
Karolka : Victoire Bunel
Une Bergère : Svetlana Lifar
Barena : Éléonore Pancrazi
Jano : Sara Gouzy
Orchestre national du Capitole, Chœur de l’Opéra national du Capitole (dir. Gabriel Bourgoin), dir. Florian Krumpöck
Nicolas Joel, mise en scène ; Christian Carsten reprise de la mise en scène
Ezio Frigerio, décors
Franca Squarciapino, costumes
Vinicio Cheli, lumières
Jenůfa
Opéra en trois actes de Leoš Janáček, livret du compositeur d’après Gabriela Preissovà, créé le 21 janvier 1904 au Théâtre national de Brno.
Représentation du mercredi 20 avril 2022, Capitole de Toulouse