En voiture Selim ! L’Opéra de Marseille embarque les protagonistes de L’Enlèvement au sérail dans un périple ferroviaire à bord de l’Orient Express
Absent de la scène phocéenne depuis une quinzaine d’années, le Türkenoper de Mozart y effectue son retour dans un joli spectacle créé en 2019 à Monte-Carlo. Élégance de la production et jeunesse de la distribution font tout le prix de cette agréable soirée mozartienne.
Mon Turc en plumes
Si l’exotisme ottoman était en vogue au XVIIIe siècle lorsque Mozart imagina cette turquerie pour la cour de l’empereur autrichien Joseph II, il est aujourd’hui devenu périlleux de jouer L’Enlèvement au sérail sans courir le risque de céder à la caricature de l’obscurantisme islamique qu’incarne un personnage comme Osmin et que le compositeur entendait précisément dénoncer. Pour désamorcer tout risque de malentendu, le metteur en scène suisse Dieter Kaegi a donc dépoussiéré le spectacle de tous ses oripeaux mahométans et en a transposé l’action dans l’univers feutré d’un train reliant la gare Saint-Charles de Marseille à celle du Caire. Le luxe et le réalisme du décor de Francis O’Connor donnent l’illusion bluffante d’embarquer à bord de l’Orient-Express dans une atmosphère qui mêle les influences des récits d’aventure de Jules Verne et de certains romans policiers d’Agatha Christie ! Rien ne manque en effet des marqueteries de bois et de nacre qui lambrissent les couloirs des voitures de 1ère classe ni des cristaux de Lalique qui projettent leurs irisations sur les banquettes du wagon-bar. Un ingénieux dispositif de parois coulissantes permet à chaque scène de plonger au cœur d’un nouveau wagon tandis que les projections vidéo de Gabriel Grinda créent l’illusion du voyage en faisant défiler aux vitres des voitures des paysages qui transportent le spectateur à travers les Alpes autrichiennes, la Mitteleuropa, le long des rives du Bosphore et jusqu’au pied des pyramides.
Exit donc le sérail, les odalisques en babouches et les janissaires enturbannés. Le pacha Selim est devenu un flamboyant aristocrate parfaitement occidentalisé, à l’égo démesuré, et dont la fortune lui permet de privatiser l’Orient Express pour épater une bande de noceurs. Dans cette réinterprétation de l’action, Konstanze n’est plus la prisonnière de Selim mais simplement l’invitée qu’il a le projet de séduire au cours de ce périple ferroviaire ; Osmin n’est plus le gardien du harem mais le chef de train qui contrôle les billets des voyageurs et supervise la vie à bord ; Pedrillo et Blondchen ne sont plus les captifs du pacha eux non plus mais de simples employés de la Compagnie des wagons-lits ; Belmonte enfin a perdu de sa superbe : s’il demeure le rejeton d’une lignée d’hidalgos espagnols, il n’a plus rien du chevalier venu arracher sa Dulcinée aux griffes de Selim mais il est devenu un simple amoureux éconduit jouant les pique-assiette dans un raout auquel il n’avait pas été convié. Ce que L’Enlèvement au sérail a gagné en originalité, il l’a malheureusement perdu en poésie pour devenir une sorte de vaudeville ferroviaire très éloigné de la subtilité mozartienne.
Il n’en reste pas moins que le parti pris de Dieter Kaegi fonctionne et que les spectateurs peu familiers du livret de Gottlieb Stephanie se laissent agréablement embarquer pour cette croisière à bord de l’Orient Express. Le comédien allemand Bernhard Bettermann qui prête sa silhouette racée au rôle parlé de Selim est au cœur de ce dispositif : parfaitement idiomatique, il incarne un pacha d’une froideur marmoréenne et d’un cynisme glaçant. Faussement jovial avec la bande de fêtards qu’il a invités à traverser l’Europe avec lui lorsque ces derniers viennent le remercier de sa générosité en interprétant comme une aubade le chœur « Singt dem grossen Bassa Lieder », il se révèle avec Konstanze d’une brutalité de soudard. Là est peut-être la principale limite de la mise en scène de Dieter Kaegi : une approche plus nuancée de la psyché de Selim et un travail plus approfondi de la direction d’acteurs auraient conféré plus de crédibilité aux intermittences du cœur de Konstanze qui, in fine, se découvre plus amoureuse du pacha que de Belmonte !
La constance de Sélim
Si la dramaturgie de cet Enlèvement au sérail reste cohérente (presque) jusqu’au bout du spectacle, c’est aussi grâce au talent de l’Opéra de Marseille qui a su réunir sur scène une distribution de jeunes chanteurs qui faisaient quasiment tous leurs débuts dans leurs rôles respectifs.
Pour incarner Konstanze, la soprano turque Serenad Uyar a pour principal atout un bel instrument de soprano colorature aux couleurs cuivrées et aux aigus percutants. Si son premier air « Ach ich liebte, war so glücklich » la fait d’abord apparaitre excessivement prudente, retenant dans le masque les notes les plus aiguës au lieu de les projeter par-delà l’orchestre, son instrument gagne ensuite en confiance et en puissance pour délivrer au moment clé de l’intrigue une aria de fureur rigoureusement en place. Chanté avec l’énergie du désespoir, « Martern aller Arten » est interprété à voix pleine, les vocalises tranchantes comme des couperets tandis que la comédienne cherche à se soustraire aux étreintes insistantes de Selim. Entre-temps, Serenad Uyar aura proposé une magnifique interprétation de « Traurigkeit ward mir zum Lose » toute en nuances, le timbre allégé et le souffle legato, comme un moment suspendu au cœur de ce périple à travers la nuit.
Dépouillé de tout héroïsme chevaleresque, le rôle de Belmonte offre à Julien Dran l’occasion de montrer au public marseillais quel excellent chanteur mozartien il sait être ! En ce soir de Première, le regard du jeune ténor cherchait fréquemment celui du chef Paolo Arrivabeni pour se couler dans ses choix de tempi mais son instrument n’a rien laissé transparaitre de cette fébrilité. Vocalement et scéniquement très à l’aise dans tout le début du premier acte, c’est cependant dans la grande aria « Wenn der Freude Tränen fliessen » qu’il se montre à son meilleur, chantant sur le souffle, sans affect inutile, et d’une rigueur millimétrée dans la moindre de ses vocalises. Tout au plus pourra-t-on regretter que dans la dramaturgie imaginée par Dieter Kaegi le personnage de Belmonte se limite presqu’exclusivement à celui d’un benêt cocufié.
Plus fouillé et paradoxalement plus consistant apparait par contraste le personnage de Pedrillo auquel Loïc Félix prête à la fois un agréable timbre de ténor léger et l’aisance d’un véritable chanteur-acteur. Familier d’un rôle qu’il a déjà chanté à Marseille, l’artiste compose un attachant personnage à mi-chemin entre le domestique Passepartout du Tour du monde en 80 jours et le barman du vieux soap La Croisière s’amuse. Toujours en mouvement, son jeu de scène n’altère en rien sa prestation vocale et l’on retiendra surtout de son air « Frisch zum Kampfe », interprété d’une voix saine et claironnante, que Loïc Félix a su faire fructifier l’enseignement qu’il a reçu naguère de Michel Sénéchal et de Régine Crespin.
Pendant féminin de Pedrillo, Blondchen est dans cette production de L’Enlèvement au sérail une femme de chambre pétulante aux allures de suffragette qui ne s’en laisse pas conter par les hommes. Amélie Robins a dans le gosier les moyens nécessaires pour rendre crédible ce personnage : si dans la romance « Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln » ses aigus ont paru mouillés d’acide, le timbre s’est par la suite détendu et « Welche Wonne, welche Lust » est délivré avec allant, la rondeur de son soprano convenant idéalement à l’écriture mozartienne.
Patrick Bolleire enfin incarne pour la première fois Osmin et met son bel instrument de basse au service d’un personnage bouffe qui, dans la partition de Mozart, sert d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, entre l’intérieur et l’extérieur du sérail. La dramaturgie de Dieter Kaegi sacrifie malheureusement une bonne part du personnage d’Osmin : sans lui retirer aucune mesure à chanter, elle le vide cependant de sa substance et le spectateur peine à donner du sens aux accès de colère de ce chef de train trop sourcilleux. Dans chacune de ses interventions, Patrick Bolleire se révèle pourtant bien chantant, familier d’une esthétique qui nécessite d’allier l’agilité vocale aux notes abyssales.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille, Paolo Arrivabeni propose une lecture de la partition débarrassée de ses accents guerriers, d’un classicisme de bon aloi. L’introduction concertante de « Martern aller Arten » est par ailleurs l’occasion d’apprécier l’homogénéité de tous les pupitres de l’orchestre même si la fosse marseillaise, très profonde, étouffe un peu le son qu’on aurait aimé mieux équilibré avec celui du plateau.
Si le finale du spectacle laisse un peu perplexe (le meilleur moyen de s’enfuir d’un train est-il vraiment de monter sur le toit d’un wagon lancé à pleine vitesse ?… Pour aller où ?…), le public marseillais ne boude pas son plaisir et applaudit chaleureusement l’ensemble du casting ainsi que le metteur en scène venu les rejoindre à l’avant-scène.
Konstanze : Serenad Uyar
Blondchen : Amélie Robins
Belmonte : Julien Dran
Pedrillo : Loïc Félix
Osmin : Patrick Bolleire
Selim bassa : Bernhard Bettermann
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille, dir. Paolo Arrivabeni
Mise en scène : Dieter Kaegi
Décors et costumes : Francis O’Connor
Lumières : Roberto Venturi
Vidéos : Gabriel Grinda
L’Enlèvement au sérail
Singspiel en trois actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Gottlieb Stephanie d’après une pièce de Bretzner. Créé au Burgtheater à Vienne le 16 juillet 1782.
Opéra de Marseille, mardi 19 avril 2022