Source de redécouvertes musicales souvent passionnantes sinon intéressantes et toujours musicologiquement plus qu’informées, le Palazzetto Bru Zane, accompagné d’Hervé Niquet, nous plonge à l’Opéra de Saint-Etienne dans les méandres d’une partition que l’histoire musicale avait laissé dormir dans les oubliettes de l’art lyrique depuis 1900. Ce Lancelot, « grand opéra » de Victorin Joncières méritait-il qu’on le réveille ? Assurément, oui.
À sa création, Lancelot n’était déjà plus de son temps comme le dira lui-même son auteur. L’œuvre l’est-elle plus en 1893 quand le compositeur la propose à Eugène Bertrand alors au début de son mandat à l’Opéra de Paris? Certainement pas. Écrire dans le style du grand opéra n’est plus à la mode. Auber, Meyerbeer, Halévy, Reyer, Thomas et autres Gounod et Saint-Saëns lui ont donné déjà ses lettres de noblesse. Et Wagner est passé par là. Un Wagner que Joncières a fortement soutenu à ses débuts et progressivement délaissé à mesure que la popularité du compositeur allemand allait grandissante.
Le 2 février 1900, Louise de Gustave Charpentier vient d’être créée à l’Opéra-Comique et Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, déjà bien avancé en écriture, verra le jour deux ans plus tard sur cette même scène. Le temps est à la modernité. À sa création, le 7 février 1900 à l’Opéra de Paris, les critiques ne seront pas tendres avec Joncières et son Lancelot. En cause, un livret faiblard et une musique d’un autre âge pourtant pas si lointain.
En 2022, de l’eau aura coulé sous les ponts et les attentes de l’auditeur ne seront pas les mêmes que celles des contempteurs de l’époque. Il a dans l’oreille toute une palette de styles musicaux et d’écritures lyriques que des parutions régulières viennent enrichir en quantité et en variété. Et surtout, ce Lancelot n’est pas une création mais une découverte, une très belle découverte et cela fait toute la différence.
Bien sûr, le livret de Louis Gallet et Edouard Blau ne brille pas par ses fulgurances poétiques et serait plus à même de contenter l’amateur de blockbuster américain et de héros « gothico-médiévo-musculeux » que le passionné de cinéma lynchien. Le duo d’auteurs a sévi sur Le Cid de Jules Massenet créé en 1885 ou sur La coupe du roi de Thulé d’Eugène Diaz créé en 1873 et, en puisant à plusieurs sources littéraires, il n’hésite pas à dramatiser l’histoire du héros moyenâgeux.
Ses amours avec la Reine Guinèvre sont des plus ardentes. Son ennemi Markhoël n’hésitera pas à en avertir le Roi Arthus et à ourdir un guet-apens contre lui. Blessé, Lancelot sera sauvé pas le Comte Alain de Dinan à qui il a donné une place fraîchement libérée autour de la fameuse Table Ronde. Évidemment, la fille d’Alain, la belle Élaine, en le soignant durant un long mois, tombera amoureuse du chevalier. Elle ignore qu’elle était promise à Lancelot avant que son flirtage avec Guinèvre ne soit découvert. Trop tard. Tout cela est maintenant bien tombé à l’eau et, tristesse ultime, le chevalier veut aller sauver la Reine partie d’elle-même au couvent en attendant la sanction du Roi. Élaine ne veut en épouser un autre, elle partira également au couvent… le même que celui de Guinèvre.
Lancelot prend la route, s’endort au bord d’un lac. Des voix s’élèvent, des formes vaporeuses surgissent, la Dame du Lac apparaît. C’est le moment du ballet, élément indispensable à tout grand opéra qui se respecte.
Cloitrées, Élaine et la Reine se racontent leurs amours défuntes ayant pour cause le même sujet. Le Roi arrive pour pardonner à la Reine qui préfère expier ses péchés en restant cloîtrée. Lancelot survient aussi et tente de convaincre Guinèvre de faire refleurir leur bonheur passé. La pauvre Élaine entend tout et tombe inanimée.
Le sixième tableau, épilogue de l’opéra, nous amène au bord du Lac des Fées. Lancelot tâche d’y guérir les blessures de son âme. Non loin, un vieillard attend la barque qui va lui ramener le corps inanimé de sa fille. Ce n’est autre que le Comte Alain. L’esquif paraît portant Élaine, morte, drapée de blanc. Guinèvre se tient près d’elle. Lancelot comprend le drame qui s’est joué. S’interrogeant sur ce qui lui reste dans ce pauvre monde, Guinèvre lui répond que, comme à elle, pour vivre, ne subsiste que Dieu. Fin de l’opéra.
Sur les vers de Gallet et Blau, Joncières compose une musique qui ne manque pas de panache et d’ampleur. L’orchestration est efficace et les mélodies sont joliment troussées même si aucune n’est de celles que l’on se plaira à fredonner en rentrant à son hôtel. Sonneries de trompettes, choeurs héroïques, carillon, déploration funèbre, ballets, airs, duo, trios, rien ne manque à la panoplie du grand opéra. L’auditeur se laisse aisément embarquer sur les flots de cette histoire tumultueuse et l’œuvre s’écoute avec un plaisir certain. Nous aurions seulement aimé y croiser des personnages moins manichéens, plus nuancés dans leur sentiments et positions. Le critique contemporain rejoint ici celui de la création : Joncières ne pouvait faire de miracle avec un tel livret. L’œuvre serait pourtant à même de faire aimer l’opéra aux néophytes les plus rebelles aux plaisirs de l’art lyrique.
Ce Lancelot est de plus magnifiquement défendu par ses interprètes, la mise en scène inventive de Jean-Romain Vesperini, l’impressionnante scénographie de Bruno de Lavenère et les chorégraphies poétiques de Maxime Thomas. On aime cette tournette à l’usage parfois acrobatique, cette ambiance sépulcrale et fuligineuse et cette direction d’acteurs toute en tension et sobriété. On ne sait pas toujours comment interpréter ce dialogue visuel entre le moyen-âge et le XIXe siècle… On échappe souvent à cette lecture d’un fatum où les personnages seraient les pièces d’un jeu de société qui les dépasse et pourtant, tout cela est d’une terrible efficacité. Ce spectacle très intelligemment travaillé parle plus au cœur qu’à l’intellect et c’est peut-être le plus grand service qu’il pouvait rendre à l’œuvre oubliée de Joncières.
Musicalement, Hervé Niquet, qui connaît bien le compositeur pour avoir enregistré son Dimitri en 2014, cravache parfois l’Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire mais, osons-le dire, pour son plus grand bien et également pour le nôtre en le poussant à une incandescence sonore des plus jouissives.
La distribution n’est pas tout à fait de la même eau car souvent un peu sage vocalement là où un peu d’emphase lyrique ne serait pas pour déplaire. Vétille pourtant face à la qualité du plateau qui nous est servi ce soir et à cette précision de la diction qui les unit tous. Thomas Bettinger est un Lancelot élégant et passionné à la voix généreuse. Tomasz Kumiega apporte au Roi Arthus une noblesse de la ligne et une dignité touchante parfois troublées par les aigus de la tessiture. Frédéric Caton est un Alain de Dinan ferme de voix et de caractère. Le Markhoël de Philippe Estèphe est parfait d’insinuosité et de morgue vocale. Camille Tresmontant et Frédéric Bayle sont un Kadio et un serviteur d’une belle présence. En Guinèvre, Anaïk Morel est royale d’allure et vocalement d’une beauté plastique des plus séduisantes. Cette égalité de registre sur toute la tessiture du rôle ne laisse pas de subjuguer. Olivia Doray est une Élaine très bien chantante, fiévreuse et émouvante.
N’oublions de souligner l’investissement du Chœur Lyrique Saint-Etienne Loire, fortement sollicité, et les danseuses Adèle Borde, Romane Groc, Anna Guillermin, Olivia Lindon et Joséphine Meinier qui composent le ballet de ce soir et sans qui un grand opéra ne saurait être complet – même si légèrement coupé.
Ce Lancelot de Joncières est assurément une découverte qui ne manque pas de sel. L’œuvre est plaisante, l’interprétation qu’en offre l’Opéra de Saint-Étienne est une réussite et il aurait été bien dommage de bouder notre plaisir.
Les amateurs d’autres raretés lyriques pourront également assister à une autre résurrection, celle de la Hulda de César Franck à Liège le 15 mai, à Namur le 17 mai et à Paris le 1er juin, toujours sous la houlette du Palazzetto Bru Zane.
Lancelot Thomas Bettinger
Arthus Tomasz Kumiega
Alain de Dinam Frédéric Caton
Markhoël Philippe Estèphe
Kadio Camille Tresmontant
Guinèvre Anaïk Morel
Elaine Olivia Doray
Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire
Choeur Lyrique Saint-Étienne Loire – Direction Laurent Touche
Direction musicale Hervé Niquet
Mise en scène Jean-Romain Vesperini
Scénographie Bruno de Lavenère
Costumes Jean-Romain Vesperini, Bruno de Lavenère
Lumières Christophe Chaupin
Chorégraphie Maxime Thomas
Décors et costumes réalisés par les ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne
Partitions de Victorin Joncières éditées et mises à disposition par
le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française
LANCELOT
VICTORIN JONCIÈRES
Opéra en quatre actes
Livret de Louis Gallet et Édouard Blau
Création le 7 février 1900 à l’Opéra national de Paris
Nouvelle production de l’Opéra de Saint-ÉtienneCoproduction
Opéra de Saint-Étienne, Palazzetto Bru Zane – Centre de musique
romantique française
Opéra de Saint-Étienne, représentation du vendredi 6 mai 2022, 20h00