OPÉRA DE TOULON : Leçon des Ténèbres, suite… : LA DAME DE PIQUE vue par Olivier Py
La Dame de Pique vue par Olivier Py à l’Opéra de Toulon
Coproduite en 2020 à l’initiative bienvenue de la Région Sud avec les opéras de Nice, Marseille, Toulon et Avignon, mais retardée dans sa programmation du fait de la crise sanitaire, La Dame de pique vue par Olivier Py retrouve enfin sa pleine dimension scénique.
Alors que le leitmotiv associé au personnage de Lisa s’éteint lentement à l’orchestre, le battement d’ailes de l’ange-cygne noir, incarné à nouveau superbement par le danseur Jackson Carroll, achève de donner à cette scène finale de La Dame de pique une dimension crépusculaire résonnant aujourd’hui de façon encore plus tragique.
La crise sanitaire nous avait empêché de revoir sur la scène marseillaise, en octobre 2020, la scénographie conçue et réalisée par Olivier Py et son équipe habituelle de collaborateurs, Daniel Izzo (assistant et chorégraphe), Pierre-André Weitz (décor et costumes) et Bertrand Killy (lumières). Nous en avions été quelque peu frustré – malgré l’excellence du plateau vocal réuni alors – tant la force du propos scénique, lors de la création à l’Opéra de Nice, avait fonctionné pour nous comme un électro-choc.
Une scénographie qui, en 2022, trouve encore davantage sa cohérence
Certes, une partie de la critique et du public se sera accordée à dire et écrire que tout ne fonctionne pas dans ce spectacle qui ne trouve réellement sa force dramatique qu’aux deux derniers actes, après la mort de la comtesse. Il n’en aura pas été de même pour nous et, en sortant de cette soirée toulonnaise, nous réécrivons donc combien ce spectacle trouve sa cohérence d’ensemble dans chacune de ses scènes et dans nombre de détails qui en construisent l’unité. Sans revenir sur une Manon Lescaut récemment chroniquée, c’est finalement suffisamment rare pour être salué ! De fait, depuis l’étendard sur lequel figurent les deux dates « 1812-1942 », si importantes dans l’imaginaire collectif russe, déployé par la jeune garde d’enfants jouant aux soldats parmi les ruines d’une cité détruite jusqu’aux différents masques macabres portés par l’entourage masculin d’Hermann (Tomski, Tchekalinski, Sourine), c’est vers un sentiment étrange et prophétique de retour du Tragique que nous entraîne, en 2022, cette production fascinante.
Un discours scénique qui ne trahit jamais l’œuvre
Pour pleinement apprécier cette hallucinante scénographie, il faut très vite « oublier » la splendide nouvelle de Pouchkine (1833) comme s’était d’ailleurs employé à le faire Modeste Tchaïkovski, le frère et librettiste du compositeur. En choisissant, en effet, de transposer l’action sous le règne de Catherine II, à la demande de son frère et du directeur des théâtres impériaux Vsevolojski, on sacrifiait certes au goût du public de l’époque (c’était déjà le cas dans le ballet La Belle au bois dormant, crée la même année 1890) et on rejoignait une esthétique rococo chère à un musicien citant à maintes reprises Mozart à l’acte II de sa partition mais, dans un souci de ménagement des effets dramatiques, on permettait aussi une détente contrastant avec la folie et l’univers très noir de l’intrigue ! Sans doute critiquable d’un strict point de vue littéraire, le livret de la Dame de Pique a l’immense mérite de permettre, par rapport à l’original pouchkinien, une richesse d’entrées et de lectures sous-tendues dont s’est magistralement saisi Olivier Py : Le personnage d’Hermann, nullement amoureux de Lisa dans la nouvelle mais exploitant en cynique les sentiments de la jeune fille pour parvenir jusqu’à la comtesse, détentrice du secret des cartes, devient chez Tchaïkovski cet officier pauvre et passionnément épris d’une fille de riches dont le milieu le sépare et dont, avant d’être obsédé par l’idée fixe des fameuses Tri karty, il cherche désespérément à se rapprocher. De même, la Comtesse, dessinée par Pouchkine, avec beaucoup d’ironie, sous les traits réalistes et sarcastiques d’une vieille femme aigrie, devient, dans l’opéra, spectre shakespearien, image du « Fatum » (cette force inéluctable qui empêche finalement le Bonheur, si présente dans l’écriture du Tchaïkovski symphoniste) et de la mort d’un monde dont, tout au long des trois heures du spectacle, ne cesse de nous parler la lecture d’Olivier Py. Enfin, c’est bien la ville de St Pétersbourg qui constitue, dans l’opéra, un personnage à part entière : loin des constructions baroques qui virent sa création, c’est bien plutôt vers une cité recouverte de moisissures et de poussières (comme celles qui seront balayées du minable théâtre où se donne, à l’acte II, la pastorale « La sincérité de la bergère »), aux palais délabrés et vermoulus (comme ce sera le cas des bâtiments de l’aire post-soviétique), que nous oriente le livret, situant en particulier la scène du suicide de Lisa sur les bords du canal d’Hiver.
La scénographie se saisit donc de ces quelques « entrées » (mais de bien d’autres encore, tant le propos ici est riche !) et donne à voir un spectacle à la fois exigeant mais complètement didactique, qui ne trahit jamais l’œuvre, même dans certains de ses excès, tout en gardant à l’esprit la biographie d’un compositeur qui, à cette époque, est à la fois parvenu au sommet de la gloire et de la reconnaissance au sein du milieu très protégé de la haute bourgeoisie cosmopolite et francophile russe mais ne parvient pas à vivre sereinement son homosexualité et, en particulier, sa relation avec son neveu Bob Davydov [1].
Le décor, toujours aussi impressionnant, représente sur deux niveaux une demeure cossue dont la façade gris-cendre et les carreaux cassés évoquent la splendeur d’autrefois. S’ouvrant sur des intérieurs dépouillés voire misérables (la réception chez le haut dignitaire à l’acte II) dans un opéra qui parle de fin-de-siècle, cette demeure ne trouve, à l’occasion, pour mobilier qu’un lit militaire, rappelant qu’Hermann est officier, un cercueil dans la scène de la mort de la comtesse ou encore un piano droit – de type instrument de répétition – soulignant au passage que Tchaïkovski, au moment de la composition de son opéra, triomphe alors aussi dans l’univers du ballet. Dans certaines scènes-clés, le décor est intelligemment complété par un poétique cyclorama où courent les nuages d’un ciel chargé des angoisses de chacun, un crâne rappelant le goût du musicien (et du metteur en scène !) pour Shakespeare, une lune blafarde – elle aussi très symboliste – s’élevant au-dessus de projections de bâtiments de type stalinien – lors de la pathétique dernière rencontre entre Lisa et Hermann – ou une immense roue scintillante symbolisant à la fois la maison de jeu de la scène finale et le mouvement perpétuel de l’existence, alors qu’une lampe blafarde se balance au-dessus du groupe des joueurs auquel, comme il se doit, est venu se mêler le spectre désabusé et sardonique de la comtesse. Saisissant.
Si la Néva, si présente dans la partition, est absente de la mise en scène (s’il y avait un regret à avoir, ce serait celui-là !), la passion, pouvant être à la fois belle, licite, socialement acceptable ou, à l’inverse, laide, illicite, maudite est, elle, constamment présente chez Olivier Py jusque dans les excès obsessionnels du « penchant interdit » (le jeu ? le caractère inverti et…proustien ?) qui domine l’âme d’Hermann, double tourmenté du compositeur et figure de l’autodestruction. Dans ce monde dégénéré où l’on s’adonne à des amours monstrueuses jusqu’au plus haut niveau du pouvoir, comme le montrent, en une sorte de dérision, les ébats amoureux de la tsarine Catherine II avec des hommes-singes en tenue de grooms de palaces, la « couleur d’agonie » de l’ouvrage, dont parle si bien Dominique Fernandez à propos du caractère sombre et désespéré de l’œuvre, trouve en particulier son acmé dans l’interlude symphonique qui ouvre la scène de la chambre de la Comtesse, où les altos imposent un ostinato grave, comme un cœur qui bat trop vite, et où Hermann découvre dans la danseuse vêtue en cygne noir l’image de la Mort (Jackson Carroll, omniprésent double des obsessions d’Hermann et de Tchaïkovski).
La Dame de pique, un opéra de chef
Si tout est ici condamné au néant, c’est bien pour mieux montrer que le sublime demeure grâce à la partition de cet opéra qualifié par André Lischke dans son Guide de l’Opéra Russe de « sommet absolu de toute l’œuvre de Tchaïkovski (…) par la richesse et l’homogénéité de ses diverses références [2] ». Tout tient en effet du miracle dans cette partition réussissant la synthèse – parfois dans un même acte ! – d’esthétiques néo-baroque, romantique et post-wagnérienne.
On attendait impatiemment de retrouver le discours musical d’un chef, après la direction non aboutie, selon nous, de György G. Rath à Nice. Avec Jurjen Hempel, ancien directeur musical de l’Opéra de Toulon, la rigueur est de mise même si le geste est ample dans les moments attendus de la partition, tel le duo entre Hermann et Lisa, à l’acte I, au romantisme fiévreux.
À la tête d’une phalange qui le suit totalement dans son propos, le chef néerlandais nous entraîne dans une course à l’abîme où la grande qualité des pupitres parvient à magnifiquement dégager les contrastes si nombreux de la partition entre violence dramatique, pulsation précipitée et passion dévastatrice.
De même, malgré quelques bémols, le travail des chœurs des Opéras de Toulon et d’Avignon – même souvent dissimulés derrière des fenêtres – est également à saluer, spécifiquement dans les somptueux chants du service funèbre de la comtesse annonçant eux-mêmes ceux entonnés devant le cadavre d’Hermann.
Un plateau vocal homogène
Si la distribution réunie à Toulon souffre, selon nous, de la défection des deux principaux protagonistes entendus à Nice, du fait du contexte géopolitique actuel, il serait cependant injuste de ne pas saluer l’endurance vocale du jeune ténor irlandais Aaron Cawley, aux moyens considérables. Si la voix sonne métallique et a tendance à s’éloigner parfois de la justesse, les si aigu qui terminent la scène de l’orage, au premier acte, et l’air final d’Hermann sont vaillamment projetés et forcent le respect. En outre, l’acteur se révèle convaincant non seulement dans son affrontement avec la comtesse (qu’il étrangle ici) et son dégoût du corps de la Femme mais aussi dans sa relation avec Lisa à l’égard de laquelle il ne se départit guère d’un sourire cynique inquiétant.
Comme c’était le cas à Nice et Marseille, le prince Yeletski du roumain Serban Vasile nous gratifie d’un timbre chaud et attachant qui s’élève sans difficultés vers les cimes rayonnantes de son seul air, l’un des plus beaux composés par Tchaïkovsky pour la voix de baryton.
De même, le Tomsky d’Alik Abdukayumov (également Zlatogor dans la « Pastorale »), à la présence physique incontestable, est doté d’un matériau sonore considérable et délivre un récit des « tri karty » au premier acte de belle facture. On ne peut que louer le Sourine de Nika Guliashvili, basse à la couleur vocale très attractive, lui aussi bien chantant, tout comme le Tchekalinski du ténor Artavazd Sargsyan.
Si la Lisa de la soprano arménienne Karine Babajanyan donne à entendre un professionnalisme évident et une voix qui évite de tomber dans les pièges d’un rôle qui n’en manque pas, elle n’en accuse pas moins des failles en particulier dans la partie aiguë souvent sollicitée ici.
Comme cela aura été le cas sur l’ensemble des scènes de la région et le sera encore en Avignon, à la fin du mois, Marie-Ange Todorovitch incarne la comtesse , un rôle « payant » qui a toujours permis à ses interprètes de montrer qu’elles sont des bêtes de scène, même lorsque les moyens vocaux ne sont plus toujours au rendez-vous. Avec Olivier Py, la comtesse est bien cette « Vénus moscovite » au sourire et au regard inquiétant, fumant le cigare, dont on peut encore ressentir la sensualité de jadis et à laquelle Marie-Ange Todorovitch prête ses talents de grande actrice mais aussi de chanteuse en totale possession de ses moyens. Au-delà, le phrasé impeccable de l’artiste donne à la romance de Grétry Je crains de lui parler la nuit tout son côté nostalgique, mais surtout crépusculaire, et cette dimension française ici magnifiée par l’art de prononcer les noms magiques du duc d’Orléans, de la Comtesse d’Estrades ou de la duchesse de Brancas : l’une des incarnations selon nous les plus abouties dans les récentes prises de rôle de la mezzo française.Dans des rôles de composition si importants chez Tchaïkovsky, la gouvernante de Nona Javakhidze donne à ses quelques apparitions une dimension énergique et sévère. De même, la Pauline de la jeune mezzo Fleur Barron nous a convaincu de l’adéquation de ses moyens vocaux au rôle, malgré une défaillance passagère sur le la bémol déchirant de sa romance au premier acte.
Parfaitement en adéquation avec la conception du metteur en scène et particulièrement attentive à ses indications, on retrouve avec plaisir la Prilepa – mais également Macha – de la soprano lyrique Anne Calloni. L’emploi est certes bref mais favorise, dans cette production, la rencontre réussie d’une voix charnue avec le goût du metteur en scène pour la pantomime et les films muets.
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[1] On ne saurait que trop conseiller ici la lecture de la passionnante biographie romancée signée par Nina Berberova, Tchaïkovski, republiée chez Actes Sud en 1987.
[2] André Lischke, Guide de l’Opéra Russe, Fayard, 2017, p. 230.
La Comtesse : Marie-Ange Todorovitch
Lisa : Karine Babajanyan
Pauline/Milovsor : Fleur Barron
La gouvernante/Macha : Nona Javakhidze
Prilepa : Anne-Marie Calloni
Hermann : Aaron Cawley
Le Comte Tomski/Plutus/Zlatogor : Alik Abdukayumo
Le Prince Yeleski : Serban Vasile
Tchekalinski : Artavazd Sargsyan
Sourine : Nika Guliashvili
Le Maître de cérémonies/Tchaplitski : Christophe Poncet de Solages
Narumov : Guy Bonfiglio
Danseurs
Jackson Carroll, Fabio Prieto Bonilla & Gleb Lyamenkov
Orchestre de l’Opéra de Toulon, Orchestre National Avignon Provence , Chœurs de l’Opéra de Toulon et de l’Opéra Grand Avignon, dir. Jurjen Hempel
Mise en scène : Olivier Py
Réalisation de la mise en scène & chorégraphie : Daniel Izzo
Décors & costumes : Pierre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy
La Dame de Pique
Opéra en trois actes de Tchaïkovski, livret de Modeste Tchaïkovski (d’après Pouchkine), créé le 19 décembre 1890 à Saint-Pétersbourg (Théâtre Mariinski).
Représentation du 06 mai 2022, Opéra de Toulon.