Mais pourquoi donc Mireille est-elle si rarement représentée ? Le livret met pourtant en scène un couple dont l’amour est rendu impossible par l’égoïsme d’hommes brutaux et insensibles, soit l’un des thèmes favoris (pour ne pas dire le thème favori) des librettistes au XIXe siècle… On invoquera la dimension fantastique de l’ouvrage, mais là encore le répertoire du XIXe siècle regorge de livrets comportant des éléments fantastiques ou merveilleux, et les sorcières Azucena ou Ulrica, grandes sœurs de Taven n’ont jamais empêché au Trovatore ou au Ballo in maschera d’être représentés. On mettra aussi en avant la couleur trop typiquement « provençale » de l’œuvre, mais qui reproche à Bizet de faire « couleur locale » dans Carmen ? À Puccini d’inclure des motifs extrême-orientaux et même une chanson chinoise complète (Mòlìhuā) dans sa Turandot ? À Janáček d’utiliser des thèmes de musiques populaires dans Jenůfa ? Certes, l’inspiration de Gounod se montre parfois un peu inégale au fil des cinq actes de l’opéra : le tableau des « trèves » (fantômes) et des « mortes d’amour » est peut-être un peu long, et les imprécations de Taven maudissant Ourrias n’ont pas tout à fait la puissance qu’on est en droit d’attendre d’une telle scène. Enfin, la succession de tableaux (parfois assez brefs) aux trois derniers actes rompt quelque peu la continuité dramatique et donne une impression de morcellement. Mais on se montre parfois bien indulgent avec d’autres œuvres qui accusent elles aussi ici ou là quelques baisses de tension… Et surtout, la partition de Mireille comporte suffisamment de beautés pour que cet opéra puisse prétendre s’inscrire durablement au répertoire, ce qui n’a jusqu’à présent jamais été le cas.
Sachons donc gré à l’Opéra de Metz d’avoir redonné sa chance à l’œuvre de Gounod en dehors des scènes méridionales où sont programmées, sporadiquement, la plupart de ses reprises. Le succès rencontré par cette première montre que le message délivré par Mireille et l’émotion qu’elle véhicule dépasse bien évidemment le cadre étroitement provençal dans lequel on voudrait la maintenir enfermée !
Musicalement, la soirée est une belle réussite. Quelques pages ont été coupées : la reprise a capella de « la chanson de Magali » à l’acte IV, de même que l’air « Heureux petit berger », ou encore certains récitatifs, ce qui entraîne la juxtaposition sans transition de la farandole avec l’air de Taven à l’acte II, ou encore de l’air de Mireille (« Mon cœur ne peut changer ») avec celui d’Ourrias, produisant un curieux effet de « copié/collé ». Pourtant, la partition est respectée dans son esprit, et on le doit avant tout à la direction tout à la fois précise, nerveuse et poétique de David Reiland : le chef belge croit en cette musique et l’apprécie, cela se voit, cela s’entend, et il communique son enthousiasme à un orchestre pleinement engagé dans le dialogue instauré avec les chanteurs comme dans la peinture des ambiances et tableaux musicaux très variés qui parcourent l’opéra. À quelques fluctuations près (des petits décalages, au demeurant vite rattrapés, lorsque le chœur chante en coulisse lors du tableau du Pont de Trinquetaille, les difficiles « Gloire aux Saintes Maries » du dernier acte, un peu stridents – mais n’est-ce pas presque toujours le cas ?), le Chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz fait preuve du même engagement et de la même ardeur à défendre l’œuvre.
La distribution réunie présente une belle homogénéité, avec notamment des seconds rôles pleinement impliqués dans leurs interventions, si courtes soient-elles (mention spéciale à l’Andreloun plein de fraîcheur d’Albane Lucas ou de Jade Schoenhentz-Kzink : le programme ne précise pas laquelle des deux chantait en cette soirée du 3 juin...). Vikena Kamenica a pour un elle un timbre aux couleurs très personnelles, assez atypiques, ce qui convient parfaitement au rôle de la sorcière Taven. Son émission nous a en revanche paru manquer d’homogénéité et de fluidité, et sa prononciation du français reste perfectible… Pierre-Yves Pruvot est parfait vocalement et scéniquement dans le rôle de l’odieux Ramon, dont la mise en scène accentue le côté brutal et intolérant : c’est bien lui le vrai « salaud » de l’histoire, plus encore qu’Ourrias, dont la caractérisation est finalement moins fouillée par le librettiste et le compositeur. Le « bouvier de camargue » est quant à lui incarné par Régis Mengus, un artiste dont nous avons à plus d’une reprise eu l’occasion d’apprécier le talent. Le baryton n’a pas semblé au mieux de sa forme en ce soir de première : l’émission vocale n’avait pas toute l’arrogance attendue pour ce rôle de bellâtre sûr de lui, le vibrato était un peu large et le registre aigu parfois fragilisé… Sans doute une petite méforme passagère, ou peut-être un trac dû à une soirée de première. Gageons que le baryton (dont l’incarnation et la caractérisation du personnage restent très convaincantes) sera de nouveau en pleine possession de ses (beaux) moyens lors des deux représentations suivantes…
Julien Dran est adorable en Vincent, dont il propose un portrait très attachant, tout à la fois tendre, viril, naïf… Vocalement, le ténor français s’y montre très à son aise, au point qu’on aurait aimé un « Anges du paradis » encore plus nuancé, notamment dans la reprise, après le très beau diminuendo chanté sur « Invoquant les Saintes et Dieu »… Mais c’est un détail qui n’enlève rien à une prestation de grande qualité !
Enfin, dans le rôle difficile et éprouvant de Mireille, Gabrielle Philiponet remporte un très beau succès personnel. Sa maîtrise technique lui permet d’affronter avec succès les difficiles écarts et les vocalises par lesquels s’achève « À toi mon âme ». La voix est suffisamment ample pour venir à bout des larges phrases du finale (« Sainte ivresse ! Divine extase ! »), et de la redoutable scène de la Crau, interprétée de façon poignante. Et surtout, le chant est constamment empreint d’émotion, avec notamment une scène 10 de l’acte II vraiment touchante : « À vos pieds, hélas, me voilà »…
À l’exception de la scène des Arènes d’Arles, qui donne à voir un tableau vivement coloré avec Arlésiennes et Arlésiens en costumes et une farandole joyeuse, bigarrée et pleine d’entrain, la mise en scène de Paul-Émile Fourny joue plutôt la carte de la sobriété, de la stylisation et du symbole, avec quelques idées bienvenues : la solution trouvée pour la scène du Val d’Enfer et celle de l’engloutissement d’Ourrias, toujours assez difficiles à réaliser, est à la fois efficace et poétique, comme l’est la présence récurrente de ces longs fils rouges verticaux. Représentant au premier tableau les fils tissés par les « magnanarelles » (occupées à confectionner la magnifique robe rouge que portera, au tableau final, une Mireille érigée en Madone au moment de sa mort [1]), ils symbolisent également les fils des Parques, représentant le destin des personnages et singulièrement celui de l’héroïne, brutalement brisé par l’égoïsme de son père. Une référence à l’Antiquité pas si éloignée de Mistral lorsqu’on sait que le poète provençal a conçu son œuvre comme un poème épique divisé en douze chants…
Une belle occasion de redécouvrir cette œuvre trop rare ! Ne la ratez pas : il reste encore deux représentations (les 5 et 7 juin prochains) !
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[1] Selon Frédéric Mistral lui-même, le prénom Mireille serait la variante provençale de Marie…
Mireille : Gabrielle Philiponet
Vincent : Julien Dran
Ourrias : Régis Mengus
Ramon : Pierre-Yves Pruvot
Taven : Vikena Kamenica
Vincenette : Ana Fernández Guerra
Ambroise / Le Passeur : Bertrand Duby
Orchestre national de Metz, dir. David Reiland
Choeur et ballet de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz
Cheffe de chant : Bertille Monsellier
Chorégraphie : Aurélie Barré
Mise en scène : Paul-Émile Fourny
Décors : Benito Leonori
Costumes : Giovanna Fiorentini
Lumières : Patrick Méeüs
Mireille
Opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Michel Carré d’après Frédéric Mistral, créé en 1864 à Paris
Opéra-théâtre, Eurométropole de Metz, représentation du vendredi 03 juin 2022