Giulio Cesare d’Haendel : Royal Firework pour clore la saison de l’Opéra de Montpellier
Le Giulio Cesare de Damiano Michieletto présenté à l’Opéra Comédie de Montpellier
Une pluie de Fireworks clôture la saison de l’Opéra de Montpellier avec la nouvelle production de Giulio Cesare de Haendel. Mené par Philippe Jaroussky à la tête de son ensemble Artaserse, le spectacle bénéficie d’une somptueuse distribution européenne, légèrement différente de celle précédente du TCE : le trio féminin de Gaëlle Arquez (prise de rôle de Cesare), Emöke Baràth (Cleopatra), Lucile Richardot (Cornelia) et les contre-ténors Franco Fagioli (Sesto), Carlo Vistoli (Tolomeo). Grâce à la résidence de Jaroussky à l’Opéra de Montpellier, le public a applaudi Radamisto en octobre dernier, le concert « Haendel for ever », et ce troisième opus, mis en scène par D. Michieletto.
Des rives de la Tamise à celles de l’Egypte, les ravages guerriers et amoureux
Héros du théâtre européen (Shakespeare), de la peinture d’histoire, du péplum comme de la BD, Jules César et Cléopâtre hantent encore nos imaginaires. La spécificité de cet opera seria du saxon G. F. Händel, conçu pour la Royal Academie of London en 1724, est de vivifier la puissance des passions au crible des affrontements et complots entre Romains et Egyptiens, via le livret en langue italienne de N.F. Haym. Au XVIIIe siècle, intéresser le public de la Tamise à cet objet interculturel que représente l’opera seria n’allait pas de soi. Ce pourquoi les actionnaires aristocrates de l’Académie (européanistes en ce temps-là) avaient débauché un triumvirat de compositeurs renommés : deux italiens, A. Ariosti et G. Bononcini, en sus du Caro Sassone (cher saxon) Haendel. Celui-ci, en long séjour dans les foyers musicaux italiens (1707-1710) s’était génialement acclimaté à l’opéra de l’école napolitaine, au point de mériter cet affectueux surnom. Second atout pour les londoniens, l’impresario Haendel avait les coudées franches pour recruter les plus grandes voix du seria au King’s Theater Haymarket. De ce fait, le castrat alto Senesino (« le Siennois » ) crée le rôle de Cesare, tandis que les deux rivales de la troupe – le soprano Francesca Cuzzoni, le mezzo Margherita Durastanti (Agrippina en 1709) – incarnent, l’une l’effrontée Cléopâtre, l’autre le turbulent Sesto.
De nos jours, comment intéresser le public à suivre un opéra constitué d’une moisson d’arie da capo, avec seulement deux duos au fil de trois actes, soit environ 3 h 30 de musique ? Certes, le revival baroque des années 70-80 a redoré le lustre des fleurons lyriques haendeliens, depuis René Jacobs (festival de Beaune, 1970) jusqu’à Cecilia Bartoli (Salzburg, 2012), production dans laquelle P. Jaroussky interprétait Sesto … Cependant, hors du cercle des festivals, le défi de représenter l’opera seria dans un théâtre de saison demeure entier.
Contrairement à ses devanciers metteurs en scène, Damiano Michieletto mise sur la sobriété, en accord avec la scénographie contemporaine et high tech de Paolo Fantin. Pour autant, le jeu entre l’affrontement des souverains guerriers (romain, égyptien) d’une part, et celui des héritiers du supplicié Pompée (sa veuve et son fils vengeur) sont loin d’être ignorés. Le dispositif scénique sur deux niveaux permet aux spectateurs d’englober en un seul regard le monde sans pitié des vivants et celui des morts où règnent les humbles silhouettes nues des trois Parques « à la Cranach », filant la destinée humaine ou transportant la balance de la Justice. Une belle vision qui confère une dimension mythologique au drame d’essence historique. En lever de rideau, sous l’ouverture « à la française » de Haendel, Pompée (rôle muet) est conduit à sa destinée fatale par les fils rouges des Parques. Lorsque le monde des vivants est circonscrit en première partie – un boitier blanc sous de froides lumières valorisant les artistocrates contemporains et la pluie de cendres depuis les cintres – il s’ouvrira à l’immensité de la scène obscure, dévastée par les blessés après l’unique entr’acte (qui tranche brutalement le 2e acte, à l’instar des Parques …). Désormais, l’épure n’est plus de mise lorsque la scène est traversée des cordages rouges des Parques qui piègent les victimes de complots, trahisons et combats, ou de masques antiques égyptiens. Au second plan, les reflets en miroir des conspirateurs en toge (muets) hantent César avant de céder la place à un immense rideau plastifié, harponné par les blessés, qui deviendra linceul. Si cette lisibilité des destinées est opérante, elle relègue la psychologie tourmentée des personnages soit vers la gestuelle – celle de l’efféminé Tolomeo est caricaturale à l’instar d’une star du show bizz – soit vers les costumes et perruques, notamment de Cléopâtre (clin d’œil à la Cléopâtre de Liz Taylor ?). Toutefois, le chant haendelien ne concentre-t-il pas la palette de chaque psyché, venant à la rescousse de tout rôle ?
Des interprètes fulgurants pour une moisson d’arie et de sinfonie
Sans la vigueur des musiciens d’Artaserse et les tempi contrastés qu’impulse son chef, Philippe Jaroussky, le spectacle de Giulio Cesare ne tiendrait pas sur la longueur. Les excellents instrumentistes du continuo (dont Christine Plubeau à la viole de gambe, Miguel R. Rodriguez au théorbe) font palpiter chaque recitativo secco, alors que les pupitres homogènes des cordes, ponctuellement colorés des bois et cuivres valeureux, animent chaque ritournelle introductive d’aria. La prédilection du chef pour la reprise de la ritournelle (da capo) plus lente offre une résonance extatique aux arias de lamentation. Et le choix du compositeur de colorer tel ou tel air par un instrument concertant (comme dans les cantates de J.-S. Bach) est une réussite que renouvellent tour à tour violon solo, flûte, hautbois, basson, jusqu’au cor naturel (J.-F. Madeuf) dans l’aria « Va tacito e nascosto » de Cesare, et aux trompettes dans la Sinfonia de la bataille.
La virtuosité des chanteurs est luxueuse, tandis que la distribution ménage la répartition des voix féminines et des contre-ténors pour les rôles aigus. Impérieuse dans son costume masculin de souverain, le mezzo français Gaëlle Arquez (prise de rôle en César) impose un timbre d’airain et joue d’une attitude méprisante dans son altercation avec le roi égyptien. La vocalisation hardie de l’aria di furore (« Empio, diro tu sei »), celle champêtre des gazouillis d’oiseaux (« Se in fiorito ») traduisent l’extrême nuancier du rôle, alors que son invocation au défunt, « Alma del gran Pompeo », l’humanise, tout comme ses prestations finales, bandeau ensanglanté sur la tête : exit les lauriers du vainqueur ! Comme dans Radamisto, ce rôle-titre est loin d’être univoque (taillé pour le capricieux castrat Senesino), ce qu’accentue la mise en scène qui le rend progressivement passif. Dans le rôle à facettes de Cléopâtre, le soprano hongrois Emöke Baràth fait merveille à chaque étape de son parcours. Aguicheuse en servante déguisée (trop maniérée dans le récitatif ?), femme ambitieuse (« Tutto può donna vezzosa »), séductrice voluptueuse (« V’adoro pupille ») ou tendre amoureuse au dernier acte (« Piangerò »), l’artiste rassemble les suffrages aux applaudissements tant ses reprises (da capo) sont ciselées. En veuve fidèle et outragée, en mère meurtrie, le mezzo Lucile Richardot apporte son timbre sombre de velours et fait éclater sa sensibilité en portant l’urne du défunt (« Nel tuo seno« ). Le climax de l’opéra est atteint lors du duo mère-fils (Sesto), « Son nato a sospirar / a lagrimar » (Je suis né pour soupirer / Je suis née pour pleurer) alors qu’ils sont prisonniers au camp égyptien. La reprise (da capo) pianissimo avec une trame orchestrale raréfiée est stupenda !
Vedettes internationales, les deux contre-ténors italiens offrent la pleine mesure de leur talent et de leur fréquentation du baroque, de Hasse à Haendel, qui leur permet d’ornementer la reprise (da capo) avec extravagance. Incarnant Sesto le vengeur, Franco Fagioli excelle tant dans la maîtrise d’un ambitus stupéfiant (jusqu’au contre-ré !) que par une expressivité à fleur de voix et une vocalisation quasi instrumentale. Cette technique lui permet de dynamiser l’aria di furore (« Svegliatevi nel cor ») ou de distiller ses émotions (« L’angue offeso mai riposa »). Plus extraverti, Carlo Vistoli est totalement engagé et motivé dans le rôle complexe d’un frère jaloux, d’un guerrier farouche ou d’un hédoniste vénal et dissolu. Chaque aria est démonstrative à souhait, sans que nous appréciions la projection de graves ultra-poitrinés.
Actifs dans les volte-faces de récitatifs, les rôles secondaires se distinguent également au fil des rares airs que le code opératique leur consent. La basse Francesco Salvadori fait montre d’une belle prestance, tout en accusant quelques faiblesses de justesse dans l’aria amoureuse (« Tu sei il cor di questo core »). La force de conviction échoit aux prestations du baryton-basse Adrien Fournaison (Curio) et à celles du contre-ténor Paul Figuier (Nireno).
Enfin, le public se plaît à écouter les rarissimes chœurs qui rassemblent les solistes, tel que l’usage du seria le préconisait. Depuis la fosse, le chœur de clôture (« Ritorni nel nostro core ») fusionne au même diapason voix et instruments, heureuse trajectoire du spectacle.
Giulio Cesare : Gaëlle Arquez
Cleopatra : Emöke Baràth
Tolomeo : Carlo Vistoli
Sesto : Franco Fagioli
Cornelia : Lucile Richardot
Achillas : Francesco Salvadori
Curio : Adrien Fournaison
Nireno : Paul Figuier
Pompeo : Sébastien Duvernois (rôle muet)
Ensemble Artaserse, Philippe Jaroussky direction
Damiano Michieletto, mise en scène
Paolo Fantin, décor
Agostino Cavalca, costumes
Thomas Wilhelm, chorégraphie
Giulio Cesare in Egitto
Opéra en trois actes de G.-F. Haendel, sur un livret de N. F. Haym, créé à Londres le 20 février 1724
Opéra Comédie de Montpellier, représentation du 5 juin 2022