HARMONIES D’OMBRES ET DE LUMIERES POUR UN SUPERBE DON CARLO
Opéra de Marseille : superbe Don Carlo
Coproduite avec l’Opéra national de Bordeaux, cette production du Don Carlo de Verdi, donné dans sa version italienne en 4 actes et dans une distribution haut de gamme, marque le retour triomphal sur scène et dans la fosse du plein effectif du chœur et de l’orchestre : on savoure !
Le succès à l’applaudimètre de la distribution réunie par Maurice Xiberras témoigne que de grandes voix, parfois quasiment découvertes pour l’occasion, sont bien là pour assurer la relève du chant verdien, sans doute le plus exigeant du répertoire. Coup de maître.
Une production au classicisme de bon goût
Bien connues des amateurs d’art lyrique de la cité phocéenne, les productions que signe régulièrement Charles Roubaud avec ses habituels complices Katia Duflot (costumes) et Emmanuelle Favre (décors) sont le plus souvent placées sous le sceau de l’élégance et de la beauté esthétique. On ne vient donc pas y chercher une conception déconstructionniste car, ici, le metteur en scène est au service de l’ouvrage et seulement de celui-ci ! Cela peut parfois être considéré comme peu propice à l’ouverture d’une réflexion sur l’œuvre voire, pour certains, carrément ennuyeux. De notre côté, on se permettra d’écrire que les mises en scène de Charles Roubaud nous ont très souvent fait passer des soirées mémorables et on rappellera au passage que sa production de La femme sans ombre a tout de même reçu, en 1995, le prix du meilleur spectacle décentralisé du Syndicat de la Presse. Ce n’était pas le fruit du hasard !
Dans Don Carlo, spectacle qu’il avait déjà monté sur cette même scène en 2017, Charles Roubaud, à partir d’un efficace dispositif de panneaux rectangulaires montants et descendants des cintres, des lumières subtiles de Marc Delamézière et du très beau mapping vidéo réalisé par Virgile Koering, sait dégager toute la force de cet ouvrage, probablement le plus noir dans l’œuvre du maître de Busseto. Mieux, il sait parler au spectateur, averti comme profane : de l’enfermement sépulcral et mortifère, visible depuis les impressionnantes projections de gisants, lors de l’acte du cloître du monastère de San Yuste, jusqu’à celles évoquant le manteau royal de Philippe II dans son cabinet ; de l’omniprésence d’un catholicisme virant à l’inquisitorial, sensible dès le lever de rideau avec son imposante croix en fond de scène, signe religieux que l’on retrouve posé sur toutes les robes des dames de la cour mais qui, surtout, viendra parachever, mêlé aux flammes du bûcher des hérétiques, la solide architecture projetée lors de la scène de l’autodafé, sur le parvis de la cathédrale de Valladolid ; du romantisme allemand « Sturm und Drang » version Schiller auquel Verdi a voulu rendre justice et qui, dans cette production, est évoqué par l’ombre du bruissement des feuilles dans les jardins de la reine.
Il serait, en outre, injuste de limiter la scénographie coordonnée par Charles Roubaud à une simple succession de projections vidéo, si bien conçues soient-elles : ici, les personnages savent jouer ensemble et ne font pas passer le spectateur à côté de moments forts en émotion et en tension dramatique tels que les duos entre Carlo et Posa, le monologue de Philippe II ou l’affrontement avec le Grand Inquisiteur (avec, pour ce dernier exemple, la présence inquiétante d’un moine qui , plume en main, attend, le regard fixé sur le roi, que celui-ci se résigne à signer l’arrêt de mort de Posa). De fait, entendre à la sortie les commentaires de spectateurs heureux de ce que leurs yeux ont regardé pendant trois heures a quelque chose de rassérénant.
Surtout, cela n’a pas fait oublier la musique de Verdi, somptueusement servie, à quelques nuances près, dans cette production.
Paolo Arrivabeni, un chef à la mesure des attentes
On a déjà eu maintes fois l’occasion d’écrire tout le bien que l’on pense de Paolo Arrivabeni, chef à l’éclectisme musical le conduisant avec un égal bonheur de Rossini à Moussorgski et du bel canto romantique à Wagner : dans un ouvrage aussi ambitieux que Don Carlo, même dans sa version dite de Milan (1884), sa rigueur et sa précision dans les attaques, si rassurantes pour les musiciens et les artistes, font merveille et permettent de faire passer le grand frisson verdien, en particulier dans une scène de l’autodafé à la mise en place au cordeau, malgré quelques minimes tendances à jouer fort parmi certains pupitres des cuivres, sans doute emportés par l’enthousiasme à rejouer tous ensemble un grand Verdi…
Ayant parfaitement retrouvé son homogénéité – il y a vraisemblablement eu, également, de nouveaux recrutements depuis deux ans – le chœur, parfaitement préparé par Emmanuel Trenque, prend visiblement un très grand plaisir à se retrouver face à cette partition où ses interventions comptent, il est vrai, parmi les plus belles écrites par le compositeur.
Plateau vocal de haute volée et découverte de futurs grands interprètes…
C’est une évidence qu’il convient de rappeler : les exigences vocales imposées par Verdi dans ses partitions de la maturité nécessitent de disposer d’une distribution triée sur le volet où toute forme de chant débraillé est à proscrire.
Il convient déjà de le mesurer par la pertinence harmonique des cinq voix retenues pour les députés flamands auxquelles reviennent, rien moins, que d’exposer, avant le grand concertato de l’acte II, l’un des thèmes les plus émouvants de la partition. Si Cécile Lo Bianco ne nous a pas parfaitement convaincu de son adéquation avec l’émission angelicata nécessitée par la voix du ciel, le page Tebaldo de Caroline Géa, à la projection adéquate, est, pour sa part, plein d’une fraîcheur espiègle – vocale et scénique – bienvenue. Du moine au grave sonore de Jacques-Greg Belobo à l’inquisiteur de Simon Lim, à l’aplomb vocal étonnant, l’autorité ecclésiastique est bien assurée et fait trembler comme il se doit ! Avec un rictus désabusé qui lui vient régulièrement aux lèvres, le Philippe II de Nicolas Courjal est un souverain à la psychologie tourmentée, dont on suit les méandres de la pensée dans l’alliance, impossible mais obligée, entre le trône et l’autel. Même si l’on continue de demeurer perplexe sur l’authentique adéquation des moyens vocaux du baryton-basse avec ce rôle écrasant, force est de constater que, depuis sa prise de rôle en 2017 sur cette même scène, Nicolas Courjal a encore approfondi son approche du personnage, ce qui nous permet de voir et d’entendre une fort belle scène au début de l’acte III (« Ella giammai m’amo ! »).
Révélation pour nous que celle du marquis de Posa du baryton français Jérôme Boutillier, seulement entendu, sur cette même scène, dans un rôle secondaire de La reine de Saba. Avec une voix à la projection percutante et à la souplesse étonnante, une ligne de chant totalement adéquate aux attendus de l’emploi, Jérôme Boutillier, pour cette prise de rôle dans un ouvrage de Verdi, frappe très fort, du récit de Posa devant la reine, où la noblesse de l’accent demeure d’emblée dans l’oreille, à une mort sans effets vocaux superfétatoires, focalisée ici seulement sur la pureté du chant verdien. L’acteur sait être, en outre, dramatiquement efficace et fait parfaitement percevoir l’amour que le compositeur a ressenti pour ce personnage, l’un des plus sublimes sous sa plume.
L’infant du ténor argentin Marcello Puente n’évolue pas, pour nous, dans les mêmes sphères, même s’il serait injuste d’écrire que le compte n’y est pas, tant le chanteur sait prendre tous les risques dans un rôle où les plus illustres divi ont pris la mesure des embûches de la partition – « Big Luciano », certain soir à Milan, en tête ! Question de technique vocale, sans doute, et de tendance à émettre les notes « en dessous », comme nous l’avions déjà noté dans ses incarnations chez Puccini – Tosca, ici même et Madama Butterfly à Monaco – mais, ici, de façon plus marquée. Dramatiquement, en revanche, le personnage historique tourmenté et épileptique que fut ce malheureux infant, est totalement restitué.
La distribution des deux rôles féminins principaux est à marquer d’une pierre blanche. On savait, avant même de l’entendre, que l’adéquation des moyens vocaux actuels de la mezzo-soprano Varduhi Abrahamyan la prédisposait à l’emploi de la princesse Eboli et ce, tant dans le néo-belcantisme de l’air du voile, où cette fabuleuse interprète d’Arsace dans Semiramide – ici même, il y a quelques saisons – ne pouvait que se trouver à son aise dans le falcon nécessité par la ligne de chant du « O don fatale ! ». Nous n’avons pas été déçu tant la santé vocale et la vis drammatica de l’interprète ont littéralement enflammé la salle, chauffée à blanc par le lyrisme débordant, mais jamais vulgaire, de cette artiste pouvant légitimement être mise à égalité des plus illustres titulaires du rôle, toutes époques confondues. En cela, le trio de l’acte II avec Posa et Carlo, a constitué pour nous, le moment le plus enthousiasmant de la soirée !
Coup de maître, enfin, que celui joué par le directeur des lieux en confiant Elisabetta à la soprano vénétienne Chiara Isotton ! Pourtant familière de grandes scènes internationales, mais à ce jour dans des emplois secondaires – on se souvenait de sa dame de compagnie face à Anna Netrebko dans le Macbeth d’ouverture de La Scala, cette saison -, Chiara Isotton est tout simplement l’authentique soprano spinto exigée par le rôle avec tous les attributs de celui-ci : ambitus particulièrement étendu et égal du registre grave au plus aigu, notes stratosphériques émises avec la dimension angelicata obligée (me faisant irrésistiblement penser à une Margaret Price, entendue dans le même rôle), technique souveraine lui permettant des moments suspendus dans « Non pianger mia compagna » mais aussi dans le concertato puis , enfin, dans un « Tu, che le vanità » d’anthologie. L’émotion ressentie, palpable dans la salle mais également sur le visage à la beauté diaphane de cette interprète hors-pair, ne cessera de nous hanter, plusieurs heures après la fin de la représentation. Assoluta, sans usurper le sens de l’expression et désormais à réinviter partout.
Un superbe Don Carlo, oui.
Don Carlo : Marcello Puente
Rodrigo, marquis de Posa : Jérôme Boutillier
Filippo II : Nicolas Courjal
Le Grand Inquisiteur : Simon Lim
Un moine : Jacques-Greg Belobo
Le comte de Lerme : Christophe Berry
Un héraut : Samy Camps
Les députés flamands : Lionel Delbruyère, Jean-Marie Delpas, Florent Leroux Roche, Jonathan Pilate, Dmytro Voronov
Elisabetta di Valois : Chiara Isotton
La princesse Eboli : Varduhi Abrahamyan
Tebaldo : Caroline Géa
La voix du ciel : Cécile Lo Bianco
Mise en scène : Charles Roubaud
Décors : Emmanuelle Favre
Costumes : Katia Duflot
Lumières : Marc Delamézière
Vidéo : Virgile Koering
Chœur de l’Opéra de Marseille (direction : Emmanuel Trenque), Orchestre de l’Opéra de Marseille , dir. : Paolo Arrivabeni
Don Carlo
Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret d’Achille de Lauzières et Angelo Zanardini (pour la version italienne) d’après la pièce homonyme de Friedrich Schiller, créé (dans cette version) au Teatro alla Scala, Milan, le 10 janvier 1884.