LA GIOCONDA de retour à la Scala après 25 ans d’absence
Un plateau vocal globalement satisfaisant, mais une mise en scène et une direction musicale plutôt décevantes…
Il avait disparu de la Scala depuis 25 ans, pourtant l’opéra de Ponchielli n’est pas une rareté dans le temple de l’opéra milanais. Si l’on regarde les dates des représentations – après la première du 8 avril 1876-, La Gioconda a été reprise 15 fois jusqu’en 1952 (la fameuse production avec Callas) ; on note ensuite une absence de 45 ans jusqu’en 1996, avec Abbado : il est donc clair que la fortune de l’œuvre appartient à une période très spécifique qui ne s’est pas prolongée jusqu’à nos jours, même si cet » opéra mélodramatique » a encore de nombreux admirateurs.
Les raisons pour lesquelles La Gioconda, inspirée du sombre drame de Victor Hugo Angelo, tyran de Padoue transporté par Boito à Venise, était jadis si populairene manquent pas : des événements de type « feuilleton » aux fortes connotations presque sadiques ( » l’énormité aveuglante de l’intrigue « , comme l’appelait Massimo Mila), des coups de théâtre improbables et des personnages sculptés au chalumeau. Et puis une musique bien construite, qui semble se tourner vers l’avenir -c’est-à-dire le vérisme – mais qui s’adresse plutôt à un passé qui, d’une certaine manière, revisiterait le grand opéra sous l’angle du post-wagnérisme : les dimensions en quatre actes, la présence de ballets, les nombreuses interventions chorales, tout rappelle cette période de la musique française du XIXe siècle dont l’âge d’or s’est éteint dans les années 1850 avec les derniers opéras d’Auber. Mais dans les dernières décennies du XIXe siècle, une nouvelle génération de compositeurs français a continué à produire des œuvres dans cette veine : Massenet, Gounod, Saint-Saëns, Thomas, D’Indy, tandis qu’en Italie, des musiciens comme Gomes, Marchetti et, de fait, Ponchielli ont également suivi l’évolution du grand opéra pour arriver à Verdi avec ce sublime oxymore par lequel Aïda peut être définie : un grandiose « opéra intimiste ».
Notre goût moderne a du mal à s’enthousiasmer pour les événements racontés dans les vers datés du jeune Arrigo Boito, qui signe ici par prudence de l’anagramme « Tobia Gorro », et il faudrait un metteur en scène qui transforme cette dramaturgie absurde en parodie, ou du moins en fasse une lecture critique, comme Olivier Py a tenté de le faire à Bruxelles il y a trois ans. Mais cela ne se produit pas avec Davide Livermore, qui réserve toujours ses lectures les plus » modérées » à la Scala.
Le réalisateur turinois recrée une Venise lugubre et onirique, entre la Venise Céleste de Mœbius et le Casanova de Fellini, avec les ponts, escaliers et palais transparents dessinés par Giò Forma – même si le brigantin du deuxième acte est beaucoup trop réaliste. La scène est hantée par les cruels « Pulcinelli » tels que Tiepolo les représente à la Ca’ Rezzonico : ce sont ici des bouffons au service du chef de l’inquisition, anges de la mort et génies maléfiques descendus du ciel. Gondoles lugubres, chapiteaux suspendus, fenêtres à meneaux et colonnades évoquent la cité lagunaire. Le côté hyper-technologique auquel Livermore nous a habitués se limite ici aux projections conçues par D-Wok, seulement décoratives, avec des contours d’églises dans la brume montant de la mer, des plafonds à caissons de palais grandioses et une figure féminine flottant dans l’eau, faisant peut-être allusion à la mère aveugle noyée dans le canal. Le jeu des chanteurs nous a paru également moins soigné que d’habitude…
Saioa Hernández revient dans ce rôle-titre avec lequel elle avait fait ses débuts dans les théâtres émiliens il y a quatre ans. Un volume sonore impressionnant, un grand tempérament et une technique impeccable s’allient à un timbre très particulier : c’est, dans ce répertoire, est une manne du ciel pour définir le caractère du personnage, à tel point que le public l’a récompensée par un déluge d’applaudissements à la fin de « Suicidio ! » et lors des saluts finals. Anna Maria Chiuri endosse ici le rôle de la mère aveugle avec un vocalité adaptée et une bonne présence scénique, tandis que Laura est Daniela Barcellona, une interprète de bel canto qui apporte à ce répertoire fougueux la beauté du son et le soin du phrasé qu’on lui connaît. Extraordinaire, l’Alvise Badoèro d’Erwin Schrott, qui a renoncé à toute jactance pour se concentrer sur la qualité de sa voix, rendant mémorable sa scène et son aria au début de l’acte III. Le Barnaba de Roberto Frontali, tout aussi méchant mais non caricatural, est rendu avec beaucoup de talent par le baryton romain. Fabio Sartori, indisposé, a été remplacé au dernier moment par Stefano La Colla, dont l’intonation incertaine, compréhensible lors de la première, s’est maintenue lors de la représentation du 11. Mais le public a réagi de manière pavlovienne à sa dernière note aiguë « col rinforzo » de « Cielo e mar« , applaudissant une performance modeste caractérisée par un volume considérable mais plutôt pauvre de couleurs et d’intentions. Fabrizio Beggi (Zuàne) et Francesco Pittari (Isèpo) sont des comprimarii convaincants. Excellent, comme toujours, le chœur dirigé par Alberto Melazzi. Dans la « Danse des heures », prosaïquement chorégraphiée par Frédéric Olivieri, les élèves de l’école de danse de l’Académie du théâtre se sont distingués.
Le public, pourtant visiblement non spécialiste (il était largement composé de visiteurs de la Design Week), a peu goûté la direction de Frédéric Chaslin, sans nerf, avec des dynamiques improvisées et un déficit de couleurs instrumentales. Pourtant, le charme d’une telle partition réside précisément dans l’éclat, la brillance des sonorités orchestrales plutôt que dans les soudains élans mélodiques, qui s’éteignent avant d’être développés. Malheureusement, le chef d’orchestre français ne semble pas l’avoir compris.
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La Gioconda : Saioa Hernández
Laura : Daniela Barcellona
La Cieca : Anna Maria Chiuri
Enzo : Stefano La Colla
Alvise : Erwin Schrott
Barnaba : Roberto Frontali
Zuanè : Fabrizio Beggi
Un chanteur / un pilote : Giorgio Valerio
Isèpo : Francesco Pittari
Barnabotto : Guillermo Esteban Bussolini
Chœur et orchestre de la Scala de Milan, dir. Frédéric Chaslin
Mise en scène : Davide Livermore
Chorégraphie : Frédéric Olivieri
Décors : Giò Forma
Costumes : Mariana Fracasso
Lumières : Antonio Castro
Video Designer : D-Wok
La Gioconda
Opéra en actes d’Amilcare Ponchielli , livret d’Arrigo Boito d’après Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo, créé le 08 avril 1876 à Milan (Scala).
Représentation du 11 juin 2022, Scala de Milan