Opéra de Wallonie-Liège : Simon Boccanegra, ou le vieil homme et la mer
L’Opéra royal de Wallonie-Liège conclut sa saison avec une production somptueuse du chef-d’œuvre verdien mal aimé, Simon Boccanegra
Un mois presque jour pour jour après un Don Giovanni très réussi, l’Opéra de Liège continue de creuser le sillon de sa programmation italienne et ose la carte d’une partition somptueuse mais encore trop rarement jouée. Le public wallon en redemande.
C’est la mer qui prend l’homme
Giuseppe Verdi n’est jamais autant à son affaire que lorsqu’il met en musique les affres du pouvoir ni aussi bouleversant que lorsqu’il fait dialoguer sur scène un père et sa fille. Méconnue d’une partie du grand public, la partition de Simon Boccanegra se situe précisément au confluent de ces deux obsessions verdiennes. Composé pour la Fenice en 1857 puis profondément remanié en 1881, cet opéra fait aussi la synthèse des évolutions stylistiques du maître de Busseto. Si le récit de Paolo « L’atra magion vedete ? » et l’apparition back-stage d’Adorno « Cielo di stelle orbato » sont encore dans la veine de Trovatore (1853) et de la trilogie populaire, c’est déjà le flot musical continu d’Otello (1887) qu’on reconnait dans la grande scène du conseil intégralement composée pour la Scala lorsque Simon Boccanegra y fut recréé après l’échec des représentations vénitiennes.
Si cette partition est un patchwork, Giuseppe Verdi est malgré tout parvenu à tisser un fil conducteur qui fait tenir tout ensemble le prologue et les trois actes dont l’action se situe chronologiquement vingt-cinq ans plus tard ; ce fil conducteur, c’est la présence toute proche de la mer Méditerranée. En 1978, la production scaligère de Giorgio Strehler avait déjà marqué les esprits en baignant le spectacle dans la lumière dorée d’un crépuscule ligurien. 44 ans plus tard, le metteur en scène britannique Laurence Dale rend hommage à cette production anthologique tout en se la réappropriant. Lorsqu’ils s’installent dans la salle de l’Opéra royal de Liège, les spectateurs sont effectivement accueillis par un grand rideau de scène où sont peints dans cinquante nuances de gris une mer étale et un ciel bas chargé de nuages boursouflés de pluie. C’est que tout au long de l’œuvre la mer n’apporte au doge de Gênes que des malheurs : c’est sur une plage près de Pise que lui a été ravie son enfant avant même le lever de rideau et c’est aussi près de la mer que sa fille retrouvée est presqu’aussitôt enlevée par Paolo qui en convoite la main. Au dernier acte, c’est du grand large que vient cependant la brise marine qui enveloppe l’agonie de Simon et qui lui apporte le repos de l’éternité.
Pour mettre en images ce destin d’un homme d’État soucieux de préserver l’unité de son peuple et celui d’un père séparé de sa fille quelques jours seulement après l’avoir retrouvée, Laurence Dale fait le choix d’un espace-temps intemporel où se rencontrent le faste des manteaux de brocart empruntés aux tableaux de Carpaccio et la beauté grandiloquente d’une architecture monumentale inspirée du foro italico et des réalisations de Ernesto Lapadula dans le quartier romain de l’EUR. Au gré des scènes, les éléments du très beau décor de Gary Mc Cann recomposent des espaces différents qui, chacun, impriment durablement la rétine du spectateur. Parmi ces éléments, le trône du doge est incontestablement la pièce principale du dispositif imaginé par Laurence Dale : impressionnant comme une cathèdre antique, perché au sommet d’un vertigineux escalier d’une dizaine de marches, ce trône isole au-dessus du commun des mortels celui que plébéiens et patriciens ont désigné pour s’y asseoir et assurer le bon gouvernement de la République de Gênes. Si la scène du conseil est rigoureusement chorégraphiée avec ses grands déplacements de foules dignes d’une production de Cinecittà, c’est cependant dans les scènes plus intimes que la direction d’acteurs de Laurence Dale fait merveille. Qu’il s’agisse de l’affrontement de Boccanegra et Fiesco au cours du prologue, des retrouvailles entre le doge et sa fille ou de la scène de réconciliation du dernier acte, c’est lorsque les personnages sont acculés à la simplicité du face à face que la metteur en scène inspire à ses chanteurs des regards, des attitudes et des gestes qui résonnent justes avec la musique de Verdi.
Au dernier tableau, la mort de Boccanegra est finalement donnée à voir dans le plus total dénuement : du grand décor fascisant, il ne reste alors que le trône échoué au bord de la mer. Le doge y agonise, pantocrator qui veille jusqu’à son dernier souffle sur le peuple de Gênes avant d’en descendre lentement et de s’éloigner vers le grand large au bras d’une silhouette féminine drapée de blanc, figure allégorique de son amour de jeunesse, Maria, morte au début du prologue. L’image est d’une beauté à couper le souffle et porte la signature d’un très grand metteur en scène.
Simon chrysostome
Dans la fosse liégeoise, c’est à la directrice musicale de la maison, Speranza Scappucci, qu’est confié le soin d’insuffler vie à cette partition verdienne. Grande triomphatrice de la soirée au moment des saluts, la cheffe native de Rome aime incontestablement cette musique et s’empare à bras le corps de Simon Boccanegra pour lui donner chair grâce à des pupitres qui lui obéissent tous à la baguette et à l’œil. La Maestra Scappucci dirige sans précipitation, laissant la phrase verdienne s’épanouir et enfler jusqu’à des points d’orgue qu’elle appuie fortissimo, au risque parfois de couvrir le plateau. Si l’emphase de sa direction convient idéalement à la tension dramatique de la scène du conseil, on est en droit d’attendre dans la barcarole introductive du premier acte une battue un peu moins métronomique et davantage de légèreté élégiaque.
Le casting réunit à Liège impressionne par son homogénéité et l’adéquation quasi parfaite des chanteurs avec les moyens vocaux exigés par leurs personnages.
Au corsaire Boccanegra devenu par les caprices du sort père de la Patrie, la baryton roumain George Petean offre une voix typiquement verdienne, ample sans être tonitruante, d’une ligne de chant rigoureuse et d’une précision technique qui sont la marque des meilleurs interprètes de ce répertoire. Solaire dans ses retrouvailles avec Amelia ou plus sombre lorsqu’il médite sur l’âpreté de l’exercice du pouvoir, l’artiste chante en noir et or et compose un personnage d’une très grande noblesse. Si les imprécations « E vo gridando : pace » interprétées à pleine voix attestent d’une santé vocale insolente, c’est lorsque le chant de George Petean se fait plus intime qu’il touche mieux directement au cœur, que ce soit dans le beau duo avec Amelia « Orfanella il tetto umile » ou dans la scène de réconciliation « Come fantasima Fiesco t’appar ».
Le timbre d’airain et la silhouette aristocratique de Riccardo Zanellato convient idéalement au personnage du patriarche Jacopo Fiesco auquel il confère à la fois autorité et humanité. Son apparition au début du prologue et le phrasé du récitatif « A te l’estremo addio » impressionnent favorablement, le legato avec lequel est ensuite interprétée « Il lacerato spirito » confirmant immédiatement qu’on a affaire à un artiste racé et scrupuleux de respecter la moindre nuance de la partition.
Habitué de la scène liégeoise, Lionel Lhote complète le trio de voix graves indispensables à l’interprétation de Simon Boccanegra. Du veule Paolo Albiani, le chanteur belge fait un personnage torturé, animé d’un violent désir de revanche sociale, qui annonce déjà la noirceur de Jago. Noirceur et violence se retrouvent ainsi dans le chant de Lionel Lhote, que ce soit dans le récit belcantiste « L’atra magione, vedete ? » ou les interventions plus brèves du dialogue entre Paolo et Pietro « Che rispose ? Rinuncia a ogni speranza » chantées devant le rideau fermé. L’artiste s’y révèle alors aussi bon tragédien que chanteur verdien.
Marc Laho est l’enfant du pays : il suffit que de la coulisse résonnent les premières notes de sa sérénade « Cielo di stelle orbato » pour qu’un frisson d’aise parcourt les rangs du public liégeois ! Au milieu de timbres graves, la voix du ténor belge scintille comme un bijou dans un écrin de velours noir et si elle a désormais perdu l’insolence des débuts elle se déploie encore, saine et chatoyante, dans ce rôle de héros romantique partagé entre l’amour d’Amelia et le service du clan des patriciens. C’est effectivement au personnage de Gabriele Adorno que Verdi a réservé quelques-unes des plus belles mélodies de Simon Boccanegra. Dans le duettino du premier acte « Vieni a me, ti benedico », la voix solaire de Marc Laho se marie idéalement à celle de Riccardo Zanellato et distille des sons filés d’une élégance rare.
Au milieu de tant de voix viriles, il revient à Federica Lombardi d’illuminer la soirée de son timbre de soprano solaire et chatoyant. Si la jeune artiste italienne a d’ores et déjà fait des débuts remarqués sur les scènes internationales de Berlin, Londres et New York, c’est principalement sa participation à la gravure d’une intégrale d’Otello par Sony au côté du ténor star Jonas Kaufmann en 2020 qui l’a fait connaitre des amateurs d’opéra et c’est peu dire que le public liégeois était impatient de l’entendre ! Habituellement distribuée dans les héroïnes mozartiennes, Federica Lombardi abordait pour la première fois un rôle verdien à la scène et force est de reconnaître que l’examen est réussi de manière superlative. Du personnage d’Amelia, elle possède en effet le timbre charnu, l’intonation altière, les aigus percutants et le port souverain qui fait toujours deviner, derrière l’orpheline recueillie chez les Grimaldi, les origines patriciennes. L’art du chant de Federica Lombardi n’est pas sans rappeler celui de Kiri Te Kanawa qui fut tour à tour une Amelia idéale et une Desdemona de haut vol et l’on se plait déjà à imaginer quelle Elisabetta elle pourrait être si elle abordait un jour Don Carlo…
Principalement sollicité dans le prologue et la scène du conseil, le chœur de l’opéra royal de Wallonie-Liège est parfaitement préparé par Denis Segond, à la fois idiomatique et percutant dans les moments dramatiques où la révolte gronde sous les fenêtres du doge.
Au rideau final, des applaudissements nourris et quelques « Brava ! bravi ! » lancés du balcon témoignent à l’ensemble des artistes que le public a volontiers adhéré à l’exploration d’une partition verdienne injustement mal aimée. Une gerbe de fleurs est alors remise à la cheffe Speranza Scappucci pour la remercier des cinq belles années passées à la direction musicale de cette maison d’opéra. L’ovation du public Liégeois atteint alors son comble et témoigne une fois de plus du lien très fort qui le l’unit à son théâtre.
Simon Boccanegra : George Petean
Amelia Boccanegra : Federica Lombardi
Jacopo Fiesco : Riccardo Zanellato
Gabriele Adorno : Marc Laho
Paolo Albiani : Lionel Lhote
Pietro : Roger Joakim
Un capitano dei balestrieri : Xavier Petithan
Un’ ancella di Amelia : Anne-Françoise Lecoq
Chœurs et Orchestre de l’Opéra royal de Wallonie-Liège, dir. Speranza Scappucci
Chef des Chœurs : Denis Segond
Mise en scène : Laurence Dale
Décors : Gary Mc Cann
Costumes : Fernand Ruiz
Lumières : John Bishop
Titre de l’opéra ou du spectacle
Opéra en xxx actes de Xxxx, livret de Xxxx d’après Xxxx, créé à Xxxx en XXXX
Xxxxx (lieu de la représentation), représentation du XXXX (date)