Une vision de l’œuvre intelligente, bouleversante, spectaculaire : la nouvelle production de Faust proposée par Tobias Kratzer constitue sans doute le spectacle le plus fort vu à l’Opéra de Paris depuis des années.
Après la très forte impression laissée par la retransmission télévisée de ce Faust vu par Tobias Kratzer, nous étions impatient de voir sur scène cet étonnant spectacle et d’affiner – ou de modifier si nécessaire – notre point de vue. C’est peu de dire que notre jugement a été conforté par l’épreuve de la scène.
Faust à l’Opéra de Paris, c’était pour nous celui de Lavelli, indémodable, devenant au fil du temps (et après des débuts houleux lors de sa création en 1975) un véritable classique, modèle d’intelligence, de sensibilité, d’émotion. Dorénavant il y aura aussi celui de Tobias Kratzer. Un océan sépare ce spectacle des pénibles mises en scènes que tant de théâtres nous infligent actuellement, où un « concept » (???) tient lieu d’urgence théâtrale, où la laideur obligée (table en formica, imperméables en plastique, chaises de camping, lavabos encrassés, etc. etc.) le dispute à la vacuité et à la prétention, où certains messages, brûlants d’actualité mais n’entretenant avec l’opéra représenté qu’un rapport pour le moins lointain (condamnation du patriarcat, sort réservé aux migrants, préservation de la planète,…) viennent constamment parasiter l’œuvre et détourner l’attention du spectateur de l’essentiel, à savoir l’émotion véhiculée par la musique.
Rien de tel ici : si la mise en scène de Kratzer bouleverse à ce point, c’est qu’au-delà de la transposition de l’intrigue (au demeurant hautement efficace) qu’elle propose dans le Paris du XXIe siècle, elle reste constamment musicale et dramatique. C’est le moins que l’on puisse attendre d’une mise en scène d’opéra… mais c’est pourtant devenu bien rare aujourd’hui ! Il n’est pas une scène, un tableau, une image qui ne semblent découler de la musique, qui n’en prolongent efficacement la teneur sémantique ou poétique – sans prétention, sans jamais tirer la couverture à soi ni dénaturer le propos des librettistes ou du musicien. Le spectateur est saisi par l’accélération d’un drame qui progresse de manière implacable. Jamais le premier acte, avec ce Faust désespéré, à deux doigts du suicide, constatant la vacuité de sa vie et tentant pitoyablement de renouer avec la sexualité fougueuse de sa jeunesse, n’aura été aussi poignant. C’est d’ailleurs l’un des points forts de la mise en scène que d’avoir rendu le héros éponyme constamment émouvant, l’empathie du public allant traditionnellement exclusivement au personnage de Marguerite. Mais le spectacle regorge d’idées intelligentes : bien plus que de simples « trouvailles », elles apportent à l’œuvre une profondeur nouvelle, de même qu’une mélancolie noire, prégnante, qui font de ce spectacle l’un des plus bouleversants vus à l’Opéra de Paris depuis des années. Entre autres tableaux marquants, on n’oubliera pas de sitôt les apparitions particulièrement malaisantes de Méphisto et de ses acolytes, capables de s’immiscer partout, à tout moment, à l’insu des personnages ; la scène de l’échographie de Marguerite, ou celle de la noyade de son enfant, glaçantes ; celle du métro (l’équivalent de la scène de l’église), d’une émotion quasi insupportable ; la réapparition récurrente du vieux Faust, rappelant constamment que le personnage n’est qu’en sursis et qu’au-delà de sa jeunesse supposément retrouvée, la mort le guette ; le survol de Paris par Faust et Méphisto volant dans les airs, allusions directes à Delacroix et Boulgakov (le survol de Moscou par Marguerite dans Le Maître et Marguerite), ou encore la bouleversante scène finale, au cours de laquelle Marguerite tente de retrouver Faust en se rendant dans son appartement, qu’elle trouve vide et abandonné. Après un Triptyque bruxellois exceptionnel – et avant un Moïse et Pharaon aixois que nous sommes impatients de découvrir -, Kratzer se confirme comme l’un des metteurs en scène les plus talentueux et les plus originaux du moment.
Il est dommage qu’il ne soit pas venu, avec son équipe, récolter au rideau final les lauriers qui lui reviennent : il aurait évidemment essuyé les traditionnelles huées des soirs de première à l’Opéra, mais aurait aussi sans aucun doute été justement applaudi pour l’intelligence et la beauté de son propos : les commentaires des spectateurs aux entractes, et surtout la qualité d’attention exceptionnelle du public disent assez l’impact du spectacle sur une salle qui, à la fin de la représentation, a littéralement laissé exploser son enthousiasme.
Le succès de la soirée est aussi musical : à la tête d’un orchestre en très bonne forme et de chœurs parfaitement impliqués (malgré un « Gloire immortelle » et surtout un « Voyez ces mines gaillardes » assez braillards), Thomas Hengelbrock propose une lecture de l’œuvre sobre, poétique, efficace, et reste constamment attentif au plateau, lequel fait entendre une distribution parfaitement homogène jusqu’aux petits rôles, avec notamment un Guilhem Worms et une Sylvie Brunet-Grupposo pleinement efficaces vocalement et scéniquement en Wagner et Dame Marthe. Si Siebel apparait comme un personnage essentiel du drame, c’est que la mise en scène de Kratzer lui confère une épaisseur dramatique inhabituelle et tout à fait bienvenue, mais c’est aussi grâce à Emily D’Angelo, dont la voix chaude et impeccablement projetée traduit avec sensibilité les tourments sentimentaux de cet adolescent dévoué corps et âme à celle qu’il aime. Florian Sempey chante son air du II avec un legato parfait et une impressionnante maîtrise du souffle, et surtout émeut dans la scène de sa mort, d’un impact dramatique parfait. Christian Van Horn a été acclamé au rideau final. Si l’incarnation scénique de Méphisto est absolument stupéfiante, le français du chanteur reste perfectible et l’émission vocale n’est pas exempte de quelques sonorités engorgées. Angel Blue est une magnifique Marguerite, à la ligne de chant très soignée, capable de très beaux élans lyriques : elle dessine un personnage parfaitement émouvant, et chante dans un français tout à fait compréhensible. Enfin Benjamin Bernheim chante Faust avec la même facilité que s’il parlait. Style châtié, prononciation parfaite, chant poétiquement nuancé (quel splendide maîtrise de la voix mixte et du chant piano !) et constamment émouvant : tout serait à citer dans sa prestation, accueillie par une ovation au rideau final.
Le spectacle est donné jusqu’à fin juillet, et il reste des places : précipitez-vous pour applaudir ce spectacle, sans doute l’un des plus forts de cette saison lyrique.
Faust : Benjamin Bernheim
Méphistophélès : Christian Van Horn
Valentin : Florian Sempey
Wagner : Guilhem Worms
Marguerite : Angel Blue
Siebel : Emily D’Angelo
Dame Marthe : Sylvie Brunet-Grupposo
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Thomas Hengelbrock
Mis en scène : Tobias Kratzer
Décors et costumes : Rainer Sellmaier
Vidéo : Manuel Braun
Faust
Opéra en 5 actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après le premier Faust de Goethe, créé le 19 mars 1859 à Paris (Théâtre Lyrique)
Représentation du mardi 28 juin 2022, Paris, Opéra-Bastille