La komische Oper de Berlin propose l’Orphée et Euridyce de Gluck vu par Damiano Michieletto, avec dans le rôle principal un formidable Carlo Vistoli.
« Les origines du mythe sont très lointaines. Ce qui est déterminant pour moi, c’est sa composante « vie réelle » ; je me demande ce qui relie ces mythes à nos vies d’aujourd’hui. Je pense que c’est la raison pour laquelle cette histoire a été écrite : elle a été écrite pour partager des expériences de vie », écrit Damiano Michieletto, qui poursuit ainsi : « Au centre de cet opéra se trouve une fidélité amoureuse, l’expérience du voyage d’Orphée. Au cours de ce voyage, les personnages trouvent l’amour et se retrouvent l’un l’autre. L’élément qui perturbe la situation initiale conduit rapidement à la mort d’Eurydice et lorsqu’Orphée la retrouve, c’est comme si cette crise se poursuivait et ne se résolvait que juste avant le dénouement. J’essaie de développer cette histoire comme l’histoire d’un couple, plutôt que les exploits d’un seul héros ».
Donc, la lecture d’Orfeo ed Euridice par le réalisateur vénitien est dépourvue de toute dimension « mythique » : il s’agit en fait d’une histoire bourgeoise, très contemporaine. Si c’est le sentiment de culpabilité qui pousse Orphée à sauver Eurydice, c’est pourtant l’Amour (le troisième personnage) qui est le moteur de l’histoire – même s’il n’est pas dans le titre : « Le triomphe de l’amour découle finalement de l’expérience de la finitude de la vie. Cette pensée même de finitude est difficile à supporter. La signification du motif du voyage et des aventures évoqués par de nombreux mythes est, à mon avis, une tentative de montrer, par des moyens artistiques, l’expérience d’une vie qui soit vraiment significative. Il s’agit de la possibilité de changer, de se rencontrer de nouveau, d’aimer de nouveau et peut-être même d’une manière différente », déclare le réalisateur.
Lorsque le rideau se lève après l’ouverture, on voit un couple, assis à une table, portant des vêtements des années 1950 (costumes de Klaus Bruns), visiblement en pleine crise sentimentale. Tous deux sont nerveux : lui se saisit d’une valise et quitte les lieux. Elle, restée seule, désemparée, se coupe les poignets. Ce n’est pas la morsure d’un serpent qui détruit l’harmonie entre Orphée et Eurydice, mais le manque de communication, la prise de conscience qu’ils n’ont plus rien à se dire, la perte de l’amour. Dans la scène suivante, le chœur entonne le lugubre « Ah ! se intorno a quest’urna funesta » non pas dans un « bosquet solitaire de lauriers et de cyprès », mais dans une salle d’hôpital : Eurydice est sur un lit de camp en danger de mort, Orphée l’appelle par son nom et entonne ensuite son premier air en s’adressant aux autres patients. Au plus fort de son désespoir, il prend l’arme d’un garde et la porte à sa tempe, mais il est arrêté par Amour, un magicien en haut-de-forme et queue-de-pie mais délabré, qui promet de lui rendre sa bien-aimée à condition que…
Entre-temps, un parallélépipède est descendu des cintres et a recouvert le lit d’Eurydice et tous les patients : Orphée est maintenant seul et commence son voyage vers l’au-delà au milieu du tonnerre et des éclairs (magnifiques éclairages, comme toujours, d’Alessandro Carletti). Le scénographe Paolo Fantin envisage une chambre dont la perspective est renforcée, avançant depuis le fond et dont les lignes mènent à une petite porte s’ouvrant sur un néant noir. Sur scène, un amas de silhouettes sombres et sans visage s’agite de façon menaçante : c’est la « turba infernale » qui empêche Orphée de passer. Il faudra son chant pour les calmer : les personnages se débarrassent de leur tissu noir et deviennent des esprits célestes. Orphée cherche en vain sa bien-aimée parmi ces haillons, jusqu’à ce qu’apparaisse une larve noire se tordant à l’arrière-plan, et que les membres de la femme bien-aimée redeviennent visibles. Le couple se retrouve enfin, mais l’angoisse pour Orphée de ne pas pouvoir voir son visage, et son insistance pour obtenir un regard conduisent à la tragédie : en vain Orphée a essayé de se bander les yeux avec ces chiffons, il cède et perd une fois de plus Eurydice, qui est engloutie par cette masse noire.
Changement de décor, nous sommes de retour à l’hôpital, le lit de la femme est vide et les patients écoutent maintenant la complainte d’Orphée, « J’ai perdu mon Eurydice ». La scène de tout à l’heure se répète : Orphée prend le pistolet du garde, le pointe sur sa tempe et c’est à nouveau Amour, cette fois dans un costume à paillettes étincelant, qui arrête le geste et annonce que son épouse lui est rendue. Mais ce n’est pas fini pour Orphée : pendant les danses finales, d’autres avatars d’Eurydice semblent vouloir mettre son amour à l’épreuve. La dernière scène répète celle par laquelle s’ouvrait le spectacle : une table, le couple, la valise, mais cette fois c’est l’amour qui triomphe et les deux personnages vivront heureux pour toujours, « L’amour triomphe, |
Et tout ce qui respire | Sert l’empire de la beauté ».
J’ai fidèlement relaté la représentation pour cette raison : il s’agissait de la dernière reprise ; après Berlin, cette production ne sera pas reprise avant l’été 2024, où elle sera montée à Spoleto. D’ici là, il n’en restera que le souvenir de ceux qui ont assisté aux représentations de janvier et aux deux reprises de juillet.
La pertinence de la dimension visuelle du spectacle ne trouve guère de pendant dans la direction d’orchestre quelque peu désordonnée de David Bates, qui ne rend pas justice à la transparence de l’orchestration et choisit des tempos quelque peu extrêmes. Les instrumentistes de l’orchestre semblent hésiter entre une exécution historiquement informée et certaines impulsions romantiques. La version choisie est la version viennoise, en italien, sans l’air du finale de l’acte I (« Amour, viens rendre à mon âme ») ni la deuxième scène de l’acte II (Eurydice et le chœur), mais avec les danses de l’acte III, ces fameuses neuf longues minutes que Carsen avait coupées à Rome et qui sont ici proposées avec les mouvements chorégraphiques imaginés par Thomas Wilhelm.
Le chœur invité, le Vocalconsort Berlin, donne satisfaction aussi bien sur le plan scénique que vocal. Nadja Mchantaf est une Eurydice intense, avec une voix inhabituellement dramatique pour le rôle, mais ici tout à fait cohérente avec la lecture du metteur en scène. Efficace dans ses deux interventions décisives est l’Amour de Susan Zarrabi, une soprano à la voix assurée et à la présence scénique indéniable.
Enfin, il y a l’Orphée de Carlo Vistoli, qui confirme avec cette performance non seulement sa place parmi les meilleurs contre-ténors d’aujourd’hui, mais aussi parmi les meilleurs interprètes de la scène lyrique tout court. Michieletto le veut présent à chaque instant et le soumet à toutes les épreuves : monter et descendre sur scène, traîné par les pieds, porté sur les épaules, roulé dans des chiffons puis dans les « cendres » d’une urne, frappé par un seau d’eau… Il se révèle un acteur complet, au jeu très solide et offrant une performance vocale superlative. Oubliés, les timbres blanchis et les voix maigres de certains contre-ténors : ici, le son est corsé, il emplit le théâtre, se plie à toutes les possibilités expressives tout en maintenant une ligne de chant stylistiquement impeccable avec des embellissements, des trilles et des variations magistralement exécutés. Le personnage ainsi défini est complémentaire de celui proposé par Carsen, avec cependant une approche sous-jacente assez similaire : ne s’agit-il pas finalement de révéler la vérité d’un personnage ayant perdu l’aura héroïque du mythe et étant devenu humain, très humain ? Le public présent l’a compris et a réservé à ce spectacle de grandes ovations.
Retrouvez Carlo Vistoli en interview ici !
Orphée : Carlo Vistoli
Eurydice : Nadja Mchantaf
Amour : Susan Zarrabi
Orchestre de la Komische Oper, Vocalconsort Berlin, dir. David Bates
Metteur en scène : Damiano Michieletto
Dramaturgie : Simon Berger
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Klaus Bruns
Lumières : Alessandro Carletti
Chorégraphie : Thomas Wilhelm
Orfeo ed Euridice
Azione teatrale per musica en 3 actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Ranieri de’ Calzabigi, créé le 5 octobre 1762 au Burgtheater de Vienne.
Opéra en xxx actes de Xxxx, livret de Xxxx d’après Xxxx, créé à Xxxx en XXXX
Komische Oper, Berlin, représentation du jeudi 07 juillet 2022