Nouvelle production scénique à Bad Wildbad d’Ermione, le diamant noir de Rossini, servi par une belle distribution galvanisée par la direction flamboyante d’Antonino Fogliani.
Œuvre atypique, fascinante, malaimée (après l’échec de la création en 1819, il a fallu quelque 170 ans pour pouvoir la réentendre !), Ermione est à n’en pas douter l’un opéras les plus originaux et les plus novateurs de Rossini : d’un dramatisme puissant, il fait entendre des ensembles d’une intensité tragique rare (le finale du premier acte) et offre aux protagonistes des pages qui s’apparentent plus à des scènes de facture plus ou moins libre qu’à des airs composés selon les canons du tout premier ottocento. Aujourd’hui encore, l’œuvre étonne et peut dérouter le public. À cette singularité s’ajoute l’impérieuse nécessité de rassembler un distribution de haute volée capable de rendre justice à une partition pour le moins exigeante : autant de motifs pouvant expliquer la relative rareté de l’œuvre sur nos scènes, à quelques exceptions près, tels les magnifiques concerts donnés par Alberto Zedda (au T.C.E. en 2016 notamment) quelques mois seulement avant sa disparition…
C’est une version scénique que propose cette année le festival de Bad Wildbad. Dans un décor unique, fait de cubes blancs qui tantôt représentent d’immenses dés (curieuse allusion aux jeux de hasard dans une tragédie où tout découle en fait des froids calculs de Pyrrhus), tantôt servent de support à quelques projections, Jochen Schönleber règle une mise en scène qui est essentiellement une mise en espace, la tension dramatique reposant surtout sur le jeu d’acteurs (les interprètes se montrent très investis dans l’incarnation de leurs personnages) ; la transposition dans une Europe des années 1940 n’apporte pas grand-chose – mais ne gêne pas non plus, l’action déroulant son implacable mécanisme jusqu’au dénouement tragique, voyant la mort de Pyrrhus, d’Andromaque – et peut-être d’Ermione elle-même, qui perd connaissance et s’effondre quand le rideau tombe.
La teneur tragique de l’œuvre est avant tout assurée par la direction incandescente d’Antonino Fogliani, particulièrement convaincant quand il s’agit d’exprimer toute la noirceur des situations et des caractères (formidable « ouverture » au crescendo implacable, saisissant finale du premier acte portant la tension dramatique à son paroxysme). Comme la veille (et peut-être plus encore), le Chœur et l’Orchestre Philharmoniques de Cracovie n’appellent que des éloges et seront chaleureusement applaudis par le public.
L’œuvre ne sollicite « que » trois ténors (quatre si l’on ajoute le petit rôle d’Attalo) : une broutille en comparaison d’Armida ! Mais les rôles de Pyrrhus et d’Oreste (créés par Andrea Nozzari et Giovanni David) sont particulièrement exigeants. Déjà présents la veille dans Armida, Moisés Marin et Patrick Kabongo relèvent courageusement le défi, avec deux voix suffisamment différentes pour permettre une caractérisation distincte de chacun des personnages. Le ténor espagnol confirme l’excellente impression laissée la veille en Goffredo : l’ambitus est exceptionnel (seul l’extrême aigu révèle parfois une légère tension), au point que Moisés Marin pourrait vite intégrer prochainement le cercle relativement restreint des baryténors ! La virtuosité impressionne, la qualité de la projection également… Un jeune ténor à suivre, assurément, et qui pourrait bien trouver dans les œuvres de Rossini son répertoire de prédilection. Patrick Kabongo remporte lui aussi un grand succès en Oreste, dont il propose un portrait convaincant (assez différent de celui proposé par Chris Merritt dans la version audio dirigée par Claudio Scimone), nuancé et très émouvant, notamment lors des scènes finales, lorsqu’il est contraint par Ermione de se faire assassin.
De la très solide équipe de seconds rôles se distinguent notamment le Fenicio sonore de Jusung Gabriel Park et le Pylade vaillant de Chuan Wang, très applaudis dans leur duo du second acte, l’Attalo bien présent scéniquement et vocalement de Bartosz Jankowski, et surtout la Cleone de Mariana Poltorak aux moyens généreux, qui pourraient vite conduire la jeune soprano à des emplois plus importants.
Les deux premiers rôles féminins sont tenus par Aurora Faggioli (Andromaque) et Serena Farnocchia (Ermione). Si la virtuosité d’Aurora Faggioli est encore peut-être un peu sage, sa voix, chaude et émouvante, à la projection étonnamment facile, lui permet de dessiner une veuve d’Hector fort touchante. Serena Farnocchia se jette quant à elle dans le rôle-titre avec une énergie et une implication de tous les instants. Familière de rôles lyriques tels Butterfly, Manon Lescaut, Elisabetta, Mimi, Suor Angelica[1] ou Aida, nous n’avions jamais entendu la chanteuse dans le répertoire belcantiste, avec lequel elle présente pourtant de réelles affinités. Soucieuse de rendre toute la fureur d’un personnage presque exclusivement habité par la colère et le désir de vengeance au premier acte, la chanteuse laisser affleurer au second acte les failles, les faiblesses, la tristesse d’Ermione, son interprétation culminant dans une « grande scène » (« Essa corre al trionfo ! ») superbe, littéralement habitée : la chanteuse, qui ne rencontre guère que quelques limites dans l’extrême aigu de la tessiture, affronte crânement la coloratura di forza de cette quasi scène de folie, et exprime au mieux toute la folie tragique qui saisit le personnage à ce moment crucial du drame.
Au terme de cette représentation, nous sommes plus convaincus que jamais d’être en présence d’un rare chef-d’œuvre, et nous continuons de former des vœux pour que les scènes françaises renoncent momentanément aux sempiternels Barbier, Cenerentola, Italienne à Alger et Comte Ory, et reconnaissent enfin le génie tragique du Cygne de Pesaro[2].
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[1] Serena Farnocchia a notamment participé aux productions liégeoises de Suor Angelica et Mese mariano en janvier 2022.
[2] Sachons gré à l’Opéra de Marseille de programmer assez régulièrement un Rossini serio – et au TCE d’avoir accueilli Alberto Zedda pour l’inoubliable version de concert d’Ermione citée plus haut.
Ermione : Serena Farnocchia
Andromaca : Aurora Faggioli
Cleone : Mariana Poltorak
Cefisa : Katarzyna Guran
Pirro : Moisés Marin
Oreste : Patrick Kabongo
Pilade : Chuan Wang
Fenicio : Jusung Gabriel Park
Attalo : Bartosz Jankowski
Astianatte (rôle muet) : Justyna Kozlowska
Philharmonischer Chor Krakau, Philharmonisches Orchester Krakau , dir. Antonino Fogliani
Mise en scène et décors : Jochen Schönleber
Costumes : Cennet Aydogan
Ermione
Azione tragica en deux actes de Gioachino Rossini, livret d’Andrea Leone Tottola d’après Andromaque de Jean Racine, créée le 27 mars 1819 au Teatro San Carlo de Naples.
Représentation du samedi 16 juillet 2022, Festival de Bad Wildbad
1 commentaire
Very intriguing review indeed, I haven’t listen to Marin in person, but according to his recordings his voice doesn’t sound like baritenor’s one. Baritenor is not about the colour of timbre, it’s about the enormous vocal range from almost bass low notes to extreme of high tenor register up to high D. There are obviously no good resonated, effortless, dark and deep low notes in Marin’s voice. I’m familiar with the live sound of Farnocchia’ and Kabongo’ voices. Unfortunately I can’t go to Wildbad because I’m at Aix Festival now, but I’ll listen to the radio broadcast and try to imagine how it was in hall. Many thanks.