Sebastian Schwarz, le nouveau directeur du Festival della Valle d’Itria (Martina Franca), ouvre cette édition 2022 avec une nouvelle production du Joueur de Prokofiev dans sa version française : une très belle réussite scénique et musicale.
Près de 450 ans se sont écoulés depuis ce 14 janvier 1573 où la Camerata de’ Bardi s’est réunie pour la première fois à Florence pour expérimenter une nouvelle forme d’art alliant musique et scène. Ainsi est né l’opéra tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Sebastian Schwarz, le nouveau directeur du Festival della Valle d’Itria (qui fête cette année sa 48e édition) se propose d’offrir un tour d’horizon de quatre siècles d’opéra, lequel s’ouvre par un opéra du XXe siècle, Le joueur de Sergueï Prokofiev, présenté ici dans la version française dans laquelle l’œuvre a vu le jour à la Monnaie de Bruxelles le 29 avril 1929, treize ans après sa composition : la première prévue au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg en 1917 avait en effet été annulée et le compositeur avait quitté son pays peu après. Cette deuxième version du Joueur ne pouvait manquer d’être influencée par l’expérience acquise par Prokofiev avec L’Amour des trois oranges et L’Ange de feu, qu’il avait composés entre-temps. Ce dernier titre en particulier eut une influence sensible sur les parties vocales, « plus lyriques, flexibles, agiles et spontanées dans cette deuxième version où elles s’éloignent d’une certaine rudesse propre à une forme de modernisme gratuit et à la mode », écrit Franco Pulcini dans le programme. « La conscience du style et de l’expression dramatique ont conduit Prokofiev à adoucir le poids de l’orchestre et à dessiner les contours d’un chant devenant de plus en plus le protagoniste de l’œuvre ».
Une humanité désespérée – amants mal aimés, solitude, lettres de change aux échéances imminentes, dettes de jeu, carrières interrompues – place tous ses espoirs dans la chance au jeu : non dans les cartes comme dans La Dame de pique de Pouchkine/Tchaïkovski, mais dans les caprices encore plus hasardeux de la roulette, qui ne sauvent cependant pas les personnages de l’échec amoureux, même lorsqu’ils produisent un gain énorme et inattendu – alors qu’ils engendrent l’effondrement financier de la vieille dame s’étant laissé tenter par le jeu et qui en est restée prisonnière, décevant ainsi définitivement les attentes de ceux qui comptaient sur son héritage pour résoudre leurs problèmes financiers !
La nouvelle de Dostoïevski dont est tiré le livret aurait pu s’intituler La joueuse, la figure de la vieille femme étant au centre de l’histoire. Elle constitue aussi le tournant de l’opéra : c’est en effet avec son entrée que la musique, jusqu’alors développée sur l’accompagnement d’un declamato générique, change radicalement, comme si Prokofiev avait besoin d’un stimulus pour renouveler le ton de son œuvre. À partir de ce moment, c’est une toute nouvelle musique qui se fait entendre, un crescendo imparable jusqu’à la fanfare retentissante qui accompagne l’apparition sur scène de la roulette fantôme, jusqu’alors évoquée mais toujours absente. Le motif du jeu devient alors le principe rythmique essentiel, engendrant un sommet de pure folie musicale, rythmée par le mouvement inexorable de la bille, les appels du croupier et les commentaires nerveux des joueurs.
Musicalement, tout est rendu de manière efficace par Jan Latham-Koenig à la tête de l’excellent orchestre du Teatro Petruzzelli de Bari. Les lignes fiévreuses et parfois dissonantes coulent avec assurance et fluidité, les moments grotesques alternent joyeusement avec les moments lyriques, les couleurs acidulées et les complexités de la partition sont habilement rendues, et l’équilibre avec les chanteurs sur scène ne présente aucun accroc. Vocalement se détache la soprano Maritina Tampakopoulos, une Pauline au timbre magnifique, à la projection vocale fine et à la présence scénique sûre. Le ténor Paul Curievici est quant à lui l’interprète le plus en phase avec l’aspect satirique et caricatural de l’opéra : il campe un marquis semblant tout droit sorti d’une farce de Labiche. La Grande-Mère de Silvia Beltrami est également excellente. Sergej Radčenko, l’Agrippa de L’Ange de feu de Emma Dante à Rome, est ici un Alexis parfois en difficulté vocale, mais il faut dire que le rôle est vraiment exigeant. La gamme grave du Général/Directeur d’Andrew Greenan manque de sonorité et la Blanche de Xenia Chubunova est incompréhensible, mais d’une manière générale on ne peut pas dire que la diction du français soit le point fort de cette production… Parmi les autres personnages figurent M. Astley d’Alexandre Ilvakhin et le croupier de Joan Folqué.
Comment rendre visuellement l’obsession du jeu qui sous-tend la pièce ? Sir David Pountney et la scénographe Leila Fteita construisent une salle cunéiforme dont les murs convergents portent l’image géante d’une roulette. Un miroir à 45° reflète la scène et les personnages qui bougent nerveusement, comme des marionnettes, tous victimes de l’addiction au jeu. Magnifiques sont les costumes et les tissus des chaises conçus par Fteita elle-même, qui joue avec les motifs du futurisme russe, de même que les éclairages d’Alessandro Carletti, qui inondent la scène de couleurs primaires – rouge, bleu, vert. Ainsi le succès de la soirée a-t-il été assuré non seulement par la partie musicale, mais aussi, incontestablement, par l’aspect visuel du spectacle.
Le Général Andrew Greenan
Pauline Maritina Tampakopoulos
Alexis Sergej Radchenko
La Grand-Mère Silvia Beltrami
Le Marquis Paul Curievici
Mr. Astley Alexander Ilvakhin
Blanche Ksenia Chubunova
Le prince Nilsky Sandro Rossi
Le baron Wurmerheim Strahinja Djokic
Potapytch Gonzalo Godoy Sepulveda
Au tableau de la salle de jeu :
Le Directeur Andrew Greenan
Premier Croupier Dagur Thorgrimsson
Deuxieme Croupier Joan Folqué
Le Gros Anglais Strahinja Djokic
Le Long Anglais Toni Nezic
La Dame bariolée Irina Bogdanova
La Dame pâle Alessia Panza
La Dame comme ci comme ça Ksenia Chubunova
La Dame vénérable Larissa Grigoreva
La Vieille Joueuse suspecte Silvia Beltrami
Le Joueur maladif Paul Curievici
Le Joueur bossu Sandro Rossi
Le Joueur malchanceux Elcin Adil Huseynov
Le joueur fougueux Alessandro Lanzi
Le Vieux Joueur Yuri Guerra
Les six joueurs Vincenzo Mandarino, Pantaleo Metta, Elia Colombotto, Diego Maffezzoni, Graziano De Pace, Dario Lattanzio
Orchestra e Coro del Teatro Petruzzelli di Bari (chef de chœur : Fabrizio Cassi), dir.Jan Latham Koenig.
Mise en scène : David Pountney
Décors et costumes : Leila Fteita
Lumières : Alessandro Carletti
Le Joueur