À Vérone, la Turandot de notre imaginaire collectif
Reprise, à Vérone, de la Turandot conçue par Franco Zeffirelli : un nouveau triomphe pour Anna Netrebko.
La première saison d’opéra aux arènes de Vérone eut lieu en 1856 – entre autres, deux œuvres de Gaetano Donizetti y ont été présentées : Le convenienze teatrali et I pazzi per progetto – mais l’amphithéâtre romain continua d’accueillir des spectacles de cirque, de pyrotechnie, des fêtes, des manèges militaires… Ce n’est qu’en 1913 que le monument véronais devint le plus grand opéra en plein air du monde, avec une mise en scène d’Aïda de Giuseppe Verdi, un événement qui marqua également la naissance d’un nouveau style scénographique dans lequel les toiles peintes typiques des théâtres traditionnels furent abandonnées au profit d’éléments tridimensionnels. Ce même type de mise en scène est toujours d’actualité…
En 1928, les notes de Turandot, l’opéra que Giacomo Puccini avait laissé inachevé à sa mort quatre ans plus tôt, résonnent pour la première fois dans l’amphithéâtre. Depuis lors, il est le quatrième titre le plus joué dans l’arène, avec 150 représentations. Après avoir mis en scène Turandot à la Scala et au MET, Franco Zeffirelli a monté ici en 2010 une nouvelle production créée spécialement pour le caractère unique du vaste amphithéâtre. Programmé plusieurs fois depuis, le spectacle est resté le même. Dire que le réalisateur est chez lui ici est une lapalissade quand on sait que cette année, quatre de ses productions sur cinq sont présentées : un festival zeffirellien dans le festival !
« Décor de conte de fées, Turandot féérique, scénographie historique », c’est ainsi qu’est présentée sa mise en scène, qui utilise chaque centimètre de la vaste scène, la remplissant, selon un horror vacui obsessionnel, d’une nuée de personnages : les « gens de Pékin » fouettés par les gardes, les vendeurs de rue, les mendiants, les tireurs de pousse-pousse, les dragons, les porteurs de lanternes, les porteurs de hallebardes, les porteurs de bannières, les acrobates, les jeunes filles aux manches flottantes… La capacité incontestable du réalisateur à faire se mouvoir ces foules immenses reste évidente même lors de cette énième reprise, trois ans après sa mort. Il y a peu à dire sur sa lecture kitsch et hypertrophique : elle accuse le poids des années, mais séduit les Allemands fatigués de leur Regietheater, plaît aux Américains qui retrouvent ici un peu de Las Vegas ou de Disneyland, enchantent ceux qui viennent pour la première fois et ne veulent pas manquer l’effet des milliers de bougies allumées sur les immenses gradins. En bref, les spectateurs en ont pour leur argent (et les meilleures places coûtent près de trois cents euros), et ne peuvent retenir leurs applaudissements lorsque Calaf embrasse la princesse de glace, ou lorsque l’écran de plus de trente mètres sur lequel est peinte une foule de dragons chinois s’ouvre pour dévoiler la Cité interdite avec ses pagodes et ses intérieurs dorés. Les costumes d’Emi Wada et les éclairages de Paolo Mazzon contribuent à la magie visuelle du spectacle, tandis que, dans le sillage d’une prévisibilité réconfortante, prennent place les mouvements chorégraphiques de Maria Grazia Garofoli.
Mais on vient aussi à l’Arena pour les grandes voix… Après la polémique sur la non-dénonciation de l’attentat ukrainien d’abord, puis sur la question du blackface ensuite, Anna Netrebko a quitté la physionomie de son Aïda de juillet dernier pour endosser le rôle de la fille de l’empereur de Chine, remportant en cette occasion un nouveau triomphe personnel. Peu d’interprètes aujourd’hui peuvent rivaliser avec elle dans ce rôle où la soprano russe fait montre d’une parfaite projection vocale, lui permettant de remplir l’amphithéâtre de ses pianissimi. Elle incarne par ailleurs un personnage qui n’est pas seulement la femme sanguinaire et glaciale, attachée à venger les événements survenus des millénaires auparavant, mais une figure très humaine affectée par l’offense faite jadis à une de ses aïeules. Ainsi, son revirement soudain et sa reddition au prince étranger, exigés par le controversé finale mis en musique par Franco Alfano (ici moins incongru sur le plan dramatique que d’habitude, même si musicalement toujours assez laid en dépit de la direction fine de Marco Armiliato ) deviennent plus acceptables. L’acoustique du théâtre ne permet certes pas d’apprécier certains raffinements instrumentaux, mais le directeur musical du Festival ne renonce pas à souligner la préciosité d’une partition inscrite dans son temps – ce sont les années Stravinsky, Berg, Strauss, Janáček, Ravel… – et regardant vers l’avenir. Les tempi choisis et l’équilibre sonore avec les voix sur scène sont justes.
S’il y a Netrebko, il y a aussi Yusif Eyvazov, un Calaf qui, à défaut de captiver par son timbre de voix, a recours à une excellente technique vocale, à une intonation parfaite, à un squillo puissant et surtout à une interprétation convaincante : il ne donne pas à entendre que des aigus, mais aussi une ligne de chant et des intentions variées qui lui ont valu, un peu généreusement de la part du public, le rappel prévisible du « Nessun dorma« . Maria Teresa Leva chante une Liù extrêmement lyrique, tandis que le Timur de Ferruccio Furlanetto paraît presque caricatural. Signalons également l’Altoum toujours aussi efficace de Carlo Bosi et le mandarin sonore de Yongjun Park. Gëzim Myshketa (Ping), Matteo Mezzaro (Pong), et Riccardo Rados (Pang) forment un trio ministériel de luxe.
Cette année marque la 99e saison du Festival. L’année prochaine, à l’occasion des 100 ans du Festival d’opéra de l’Arena di Verona, le public ne sera pas déçu : le programme comprendra des opéras intemporels – Aida, Carmen, Il Barbiere, Rigoletto, Nabucco, Traviata, Butterfly -, des ballets et des récitals donnés par certains des chanteurs les plus appréciés du moment.
Turandot : Anna Netrebko
Liù : Maria Teresa Leva
Calaf : Yusif Eyvazov
Timur : Ferruccio Furlanetto
Altoum : Carlo Bosi
Ping : Gëzim Myshketa
Pang : Riccardo Rados
Pong : Matteo Mezzaro
Un mandarin : Yongjun Park.
Chœurs et orchestre dirigés par Marco Armiliato
Mise en scène et décors : Franco Zeffirelli
Costumes : Emi Wada
Lumières : Paolo Mazzon
Chorégraphie : Maria Grazia Garofoli
Turandot
Dramma lirico en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, créé au Teatro alla Scala de Milan le 25 avril 1926.
Arènes de Vérone, représentation du 07 août 2022.