Quand un opéra rare de Giovanni Bononcini devient un spectacle hilarant !
Les Semaines de musique ancienne d’Innsbruck redonnent vie à un opéra de Giovanni Bononcini, dans un spectacle à la fois très drôle et très abouti musicalement.
Astarto de Bononcini, de Rome à Innsbruck via Londres
Le deuxième opéra du settecento repris par Alessandro de Marchi, le directeur musical des Innsbruck Festwochen der alten Musik dans sa dernière année de fonction, permet une comparaison intéressante entre deux mises en scène aux visées différentes.
Avec le Silla de Carl Heinrich Graun, le metteur en scène Georg Quander avait choisi de confier la construction dramaturgique à la musique elle-même et à la complexité des interventions vocales, notamment au deuxième acte. D’une certaine manière, l’ancien directeur de la Staatsoper unter der Linden de Berlin avait fidèlement restitué l’intention « sérieuse » du livret de Frédéric II versifié en italien par Tagliazucchi, en proposant une mise en scène très sobre. Au contraire, avec Astarto de Giovanni Bononcini, un opéra composé sur un livret d’Apostolo Zeno et Pietro Pariati présenté au Teatro Capranica de Rome en janvier 1715, Silvia Paoli fait de l’histoire un simple prétexte pour se moquer des histoires d’amour, de personnages historiques ou fictifs à la limite du risible, comme on en trouve fréquemment dans les opéras du XVIIIe siècle, tout en évoquant notre présent.
Le cadre choisi par la metteuse en scène, réalisé grâce à la scénographie efficace d’Eleonora de Leo et aux costumes d’Alessio Rosati, est une dictature des années 1960, avec des touches camp, en particulier dans le cas de Fenicio, un contestataire auquel sont associés des images de Che Guevara et de Gandhi, un drapeau arc-en-ciel et un travestissement gay ! D’innombrables gags et détails amusants animent cette « lugubre dictature ». Comme dans le récent Farnace à la Fenice, dans le finale, la prise du pouvoir par Elisa et Clearco/Astarto signifie un adieu définitif à toute velléité de liberté : à Venise avec le carnage des personnages ; à Innsbruck, ave l’apparition de tous des prisonniers en combinaison orange, seule touche dramatique dans une mise en scène ironique et troublante, qui trouve également sa justification dans la diversité des « genres » des chanteurs s’étant succédé au fil des différentes productions de l’œuvre : lors de la première romaine en 1715, tous les interprètes étaient évidemment des hommes en raison des prescriptions papales bien connues, tandis que lors de la reprise londonienne en novembre 1720 sur les planches du King’s Theatre, avec le livret révisé par Paolo Rolli et la partition adaptée aux différentes tessitures de voix et aux différents styles vocaux, non seulement les deux personnages féminins avaient été confiés à deux chanteuses – la légendaire Margherita Durastanti (Elisa) et Maria Maddalena Salvasi (Sidonia) – mais le personnage d’Agenore était également chanté par une soprano (Caterina Gallerati) tandis que le castrat Francesco Bernardi, le Senesino, interprétait le rôle-titre. C’est à l’occasion de ses débuts londoniens qu’il allait d’ailleurs devenir une véritable idole et l’un des interprètes préférés de Händel. Lors de la reprise moderne à Innsbruck, dans la version londonienne, le genre des rôles a encore changé, les chanteuses prédominant dans tous les rôles, même masculins, à l’exception de Fenicio.
Bononcini, contemporain et rival de Händel
Rival de Händel (1685-1759), dont il était presque contemporain, Giovanni Bononcini (Modène, 18 juillet 1670 – Vienne, 9 juillet 1747) ne put l’égaler en aisance mélodique et en richesse harmonique, mais il ne perpétua pas non plus le style napolitain alors en vogue. Sa touche personnelle apparaît clairement dans cet opéra, composé d’une symphonie et d’une trentaine de numéros également répartis sur les trois actes (tous les numéros sont des arias solos à l’exception de trois duos). Musicalement, le poids des six personnages est assez déséquilibré entre Sidonia, Agenore et Fenicio (qui n’ont chacun que trois interventions) et Elisa, Clearco et Nino (respectivement huit, neuf et six numéros, arias solos ou duos).
Avec Astarto, Bononcini atteint le sommet de sa maturité artistique dans la version de 1720, plus compacte que l’original tant par la réduction des récitatifs que celle des différents numéros (le rôle de Geronzio est notamment supprimé), et bénéficiant d’une instrumentation plus riche. Par ailleurs, le rôle de Clearco bénéficie ici d’arias qui, dans l’original romain, étaient confiées à d’autres personnages. La réutilisation d’un matériel ancien n’est pas rare chez les compositeurs de l’époque, et Bononcini ne fait pas exception, reproposant des pages déjà écrites pour d’autres opéras présentés à Vienne, une ville où il avait travaillé pendant plus de treize ans. « Cette année, Astarto sera présenté pour la première fois en Autriche. Une partition née à Rome et perfectionnée à Londres, mais conçue à Vienne en harmonie avec la tradition musicale et les coutumes locales. Comme son compositeur, Astarto est l’œuvre d’une âme cosmopolite et agitée, riche en stimuli et en passions humaines », écrit Giovanni Andrea Sechi dans le programme, résumant ainsi les caractéristiques de cette œuvre rare.
Un très beau plateau vocal !
La reconstitution du matériau de l’opéra est due à Stefano Montanari qui, tout en jouant lui-même du violon, est à la tête de l’orchestre Enea Barock, un groupe de 27 musiciens formant un ensemble au son personnel, en dépit de couleurs qui pourraient encore gagner en variété. C’est l’enthousiasme du Maestro Montanari qui donne du lustre à une partition qui, en raison peut-être de la présence de registres presque exclusivement féminins, ne semble pas offrir les mêmes joyaux mélodiques et instrumentaux que le Silla de Graun… C’est plutôt ici la diversité des affetti, portés par les différents interprètes, qui constitue l’intérêt de cette œuvre oubliée.
Dara Savinova est Elisa, une reine de Tyr déchirée entre l’amour et son rôle de monarque. Le timbre magnifique et le style élégant de la chanteuse emplissent la scène avec beaucoup d’assurance. Son rôle n’est pas des plus riches en colorature, mais les agilités sont néanmoins présentes et gérées de façon sûre. Ses arias sont souvent contrastées, avec une section mouvementée dite « de fureur » (« Sdegni tornate in petto | del mio tradito affetto | le ingiurie a vendicar ») suivie d’une section plus calme, plus introspective (« Ma so che invan m’alletta | quest’alma alla vendetta | se poi non la sa far ») dans laquelle le personnage donne libre cours à son côté plus féminin, plus humain.
Le rôle de Clearco/Astarto trouve en Francesca Ascioti une interprète sensible qui, dans ses neuf arias, se concentre moins sur la pyrotechnie que sur l’expressivité. Particulièrement convaincante est celle du troisième acte « Amante e sposa | sì gli sarai ». La présence d’un contre-ténor aurait cependant rendu plus plausible et musicalement plus varié le rôle initialement confié à un grand castrat.
Irrésistible sur scène, la Sidonia de Theodora Raftis, que la metteuse en scène transforme en un personnage des comédies des années 1970 de John Waters avec une perruque semblant sortie du film Hairspray et ses tenues de Barbie, est vocalement impeccable.
Le Nino de Paola Valentina Molinari, le personnage le plus maltraité de l’histoire, fait autorité sur le plan vocal, tout comme l’Agenore d’Ana Maria Labin qui couronne la reprise de son aria de l’Acte II « Spero, ma sempre peno » d’un aigu lumineux.
Le seul homme dans une distribution entièrement féminine est la basse Luigi de Donato, qui dessine très efficacement un Fenicio ironique ou dramatique selon les situations, et reste toujours précis dans les agilités, si difficiles à obtenir lorsqu’elles sont attribuées à une voix plus grave. Grand spécialiste du genre, il a confirmé de riches qualités déjà admirées ailleurs. (Retrouvez ici le podcast de Luigi De Donato).
Le festival s’est terminé comme chaque année par la présentation des finalistes du concours Cesti : parmi plus de 150 participants, dix jeunes interprètes ont été sélectionnés, qui ont tous fait preuve d’un bon niveau de préparation et d’un talent déjà sûr. La première place a été attribuée à un ténor britannique de 24 ans – Laurence Kilsby, un nom à retenir – qui a enchanté le public et convaincu le jury par son interprétation intense du « Deh ti piega | deh consenti » de La fida ninfa de Vivaldi, l’un des opéras prévus pour l’année prochaine. Une raison de plus pour revenir à Innsbruck !
Elisa : Dara Savinova
Clearco/Astarto : Francesca Ascioti
Sidonia : Theodora Raftis
Nino : Paola Valentina Molinari
Agenore : Ana Maria Labin
Fenicio : Luigi De Donato
Enea Barock, dir. Stefano Montanari
Mise en scène : Silvia Paoli
Décors : Eleonora de Leo
Costumes : Alessio Rosati
Astarto
Opéra en trois actes de Giovanni Bononcini, livret de Paolo Rolli, d’après Apostolo Zeno & Pietro Pariati, créé à Rome (Teatro Capranica) en janvier 1715 ; nouvelle version à Londres (King’s Theatre Haymarket), le 19 November 1720.
Représentation du 29 août 2022, Innsbruck, Semaines de Musique ancienne.