À Bruxelles, une Dame de Pique qui pique les yeux
La Monnaie de Bruxelles ouvre sa saison par une nouvelle production de La Dame de Pique
Ouverture de saison en demi-teinte à la Monnaie, avec une Dame de Pique qui laisse perplexe sur un plan scénique… mais musicalement menée à bon port par Nathalie Stutzmann.
Une histoire de transistors
C’est l’histoire d’un quartier assez sinistre d’une grande ville de l’ex-Union soviétique, peuplé de petites gens, de clochards, et d’une vieille femme un peu à l’ouest (si l’on peut dire…), en charentaises, robe verte, chaussettes turquoises trop larges tombant à mi-mollets, cliente assidue de l’hypermarché local – à en croire le grand cabas en plastique qui ne la quitte jamais. Heureusement, pour occuper tout ce petit monde un peu désœuvré, un pianiste très chic, en frac, a élu domicile au milieu du quartier, entre les tours de béton et les escaliers en tôle ondulée, et joue de temps en temps quelques pages de musique : cela apporte un peu de distraction aux habitants, surtout lorsqu’à l’occasion d’une fête organisée pour tuer le temps, le pianiste quitte son frac et se réinstalle au piano vêtu en Cro-Magnon, affublé d’une peau de bête et d’une grosse massue. Sinon, les habitants du quartier sont assez obsédés par les postes de radio, qu’ils se disputent à qui mieux mieux et qu’ils écoutent en permanence, cherchant sans doute ici un moyen d’échapper à l’enfermement imposé par la dictature en place et de s’ouvrir sur le monde grâce aux ondes courtes…
Une mise en scène qui donne la malencontreuse impression de plaquer artificiellement sur l’œuvre un discours qui lui est étranger
C’est une bien belle histoire. Mais ce n’est pas exactement celle de La Dame de Pique. La transposition-adaptation de David Marton n’apporte aucun éclairage nouveau sur l’opéra, mais donne la malencontreuse impression de plaquer artificiellement sur les œuvres de Tchaïkovski et Pouchkine un discours qui lui est parfaitement étranger. Au point qu’on en vient souvent à se demander : pourquoi diable David Marton n’a-t-il pas écrit lui-même l’histoire, le livret, l’opéra dont il rêve plutôt que d’utiliser celui de Tchaïkovski ? On aurait pu cependant adhérer plus ou moins à cette relecture si la mise en scène avait proposé des scènes fortes et marquantes sur le plan dramatique. Hélas, elle nous a semblé singulièrement privée de tension, si ce n’est peut-être dans le duo final entre Lisa et Hermann et lors du dernier tableau. Les passages censés être drôles sont juste irritants ; les scènes mimées devant le rideau fermé pour permettre les changements de décors entre les actes sont d’une rare indigence (un personnage saisit des jumelles, observe le dernier balcon en criant : « « Mamma ! » ; trois hommes mélangent consciencieusement et longuement divers liquides dans une bouteille avant d’en remplir trois verres et de les boire…) ; le parti pris de la laideur (murs moisis, papier peint décollé, poubelles dans lesquelles on fouille,…), qui culmine comme il se doit lors de la scène censée être la plus brillante de l’œuvre – à savoir la fête du troisième tableau au deuxième acte –, fatigue par son côté attendu, comme est attendu le fait de prendre systématiquement le contre-pied de ce que disent le texte et la musique : un personnage est-il censé être seul ? On le met évidemment en présence d’autres personnages (la Comtesse chante la romance de Grétry en dansant dans les bras d’Hermann ; Lisa, chantant son désespoir seule, la nuit près du canal au début du sixième tableau, est inexplicablement rejointe par Tomski, Tchékalinski, Sourine, Eletski…). La scène est-elle censée être peuplée d’enfants ? Ils sont bien sûr absents, leurs voix seules parvenant sur scène, retransmises par les fameux transistors… Bref, nous n’avons à aucun moment adhéré à cette lecture, dont nous n’avons jamais perçu la nécessité, la pertinence, la cohérence, la justification vis-à-vis de l’œuvre qu’elle sert.
Musicalement : un bilan contrasté
La tension dramatique, la tragédie, le romantisme noir et désespéré du chef-d’œuvre de Tchaïkovski, c’est du côté de l’orchestre qu’on les trouvera ce soir. La direction de Nathalie Stutzmann respecte en effet toutes les facettes de l’œuvre et sait se faire tour à tour légère, brillante, raffinée, noire, sinistre, mystérieuse (superbe prélude du quatrième tableau !), inquiétante (dans l’évocation de la folie qui gagne Hermann), sans jamais perdre de vue la progression implacable du drame : l’orchestre et la cheffe recevront, à juste titre, les applaudissements les plus nourris à l’issue du spectacle.
Le plateau vocal donne à entendre certains seconds rôles de qualité, notamment Maxime Melnik, dont on apprécie une nouvelle fois l’émission vocale d’une belle franchise et les qualités de diction. Les quelques répliques de Naroumov suffisent à faire valoir le timbre opulent, chaud et richement coloré de Justin Hopkins. Emma Posman (Macha et Prilepa), quant à elle, se distingue par la grande fraîcheur de son timbre. Si la voix de Charlotte Hellekant nous a semblé ce soir assez fatiguée, son incarnation d’une Pauline plus sombre et plus mûre qu’à l’accoutumée est originale et convaincante. Le duo militaire Tchékalinski/Sourine est composé d’Aleksander Kravets, ténor de caractère au timbre quelque peu aigre, et Misha Schelomianski, à la voix profonde et au chant assuré.
Parmi les rôles de premier plan, notons trois pises de rôles : celle de Laurent Naouri en Tomski, Jacques Imbrailo en Prince Eletski et Anne Sofie von Otter en Comtesse. Prise de rôle réussie vocalement pour Laurent Naouri qui surmonte sans problème les principales difficultés qui échoient au personnage du Comte, y compris les aigus difficiles par lesquels s’achève sa ballade du I. Jacques Imbrailo, timbre à la fois clair et chaleureux, voix efficacement projetée, apporte l’une des plus belles prestations vocales de la soirée. On retrouve avec émotion Anne Sofie von Otter dans le rôle de la Comtesse, dans lequel s’illustrèrent avant elle tant de gloires du chant au crépuscule de leur carrière. La projection vocale n’a jamais été la principale qualité de la grande mezzo suédoise. Avec le temps, elle s’est encore un peu amenuie, ce qui retire au personnage de son autorité, notamment lorsqu’elle rabroue ses domestiques (même si dans cette mise en scène cela n’est guère gênant, lesdits domestiques étant tout simplement absents du plateau…). En revanche, la délicatesse du phrasé et le soin apporté au chant legato sont restés intacts, ce qui nous vaut une des plus belles romances de Grétry qu’il nous ait été donné d’entendre sur scène.
Reste le couple d’amoureux qui, sans démériter nullement, appelle quelques réserves. Anna Nechaeva est très impliquée en Lisa, dont elle s’attache à faire ressortir les émotions et l’évolution psychologique. Mais il manque selon nous, à cette voix puissante et saine, une faille, une part de fragilité qui permettrait de rendre le personnage plus attachant. Le vibrato, par ailleurs, devient un peu prononcé dans l’aigu, donnant parfois l’impression d’une justesse relative… Quant au Hermann de Dmitry Golovnin, il souffre avant tout de la conception qu’en a David Marton : ce personnage, l’un de ceux auxquels Tchaïkovski était le plus attaché, est plongé dans un parfait anonymat et attire moins l’attention que n’importe lequel des choristes ou figurants présents sur le plateau. Que le personnage soit un loser ou un anti-héros, soit, mais il faut malgré tout qu’il brûle d’un feu intérieur afin que puissent s’expliquer ses actions futures, et surtout l’attirance irrépressible de Lisa envers lui. Vêtu d’habits ternes (parka brune, pantalon beige, chemise gris-bleu), le personnage regarde ses pieds ou affiche un air absent et ne dégage jamais, pendant une très longue première moitié de spectacle, quoi que ce soit qui puisse attirer le regard ou susciter l’intérêt. Le chant de Dmitry Golovnin ne compense qu’à moitié cette impression : sans être aussi terne que l’incarnation physique du personnage, il est peut-être un peu trop monocorde, insuffisamment habité pour retenir vraiment l’attention – sans compter quelques limites dans l’aigu, surtout perceptibles au premier acte. Heureusement, le personnage prend chair progressivement et le ténor délivre un dernier acte bien plus intéressant vocalement que les deux premiers.
Une soirée en demi-teintes, donc, pour cette ouverture de saison bruxelloise… Rendez-vous le 28 octobre pour le deuxième spectacle lyrique de la saison : Le Chevalier à la rose, dirigé par Alain Altinoglu et mis en scène par Damiano Michieletto.
Hermann : Dmitry Golovnin
Comte Tomski – Zlatogor : Laurent Naouri
Prince Eletski : Jacques Imbrailo
La Comtesse : Anne Sofie von Otter
Lisa : Anna Nechaeva
Pauline – Milovzor : Charlotte Hellekant
Tchékalinsky : Alexander Kravets
Sourine : Mischa Schelomianski
Tchaplitski / Maître de cérémonie : Maxime Melnik
Naroumov : Justin Hopkins
Gouvernante : Mireille Capelle
Macha – Prilepa : Emma Posman
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. Nathalie Stutzmann
Chef des chœurs : Christoph Heil
Académie des chœurs et Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie, dir. Benoît Giaux
Mise en scène : David Marton
Décors : Christian Friedländer
Costumes : Pola Kardum
Éclairages : Henning Streck
Dramaturgie : Lucien Strauch
Pianiste sur scène : Alfredo Abbati
La Dame de Pique
Opéra en trois actes de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Modeste Tchaïkovski (d’après Pouchkine), créé le 19 décembre 1890 à Saint-Pétersbourg (Théâtre Mariinski).
Théâtre de la Monnaie, Bruxelles, représentation du mardi 13 septembre 2022