I CAPULETI E I MONTECCHI à Bastille : Roméo et Juliette, trente ans après

Pour le troisième spectacle de sa saison 2022-2023, l’Opéra de Paris a choisi la reprise de Les Capulet et les Montaigu dans la production de Robert Carsen, présentée pour la première fois sur la première scène nationale en 1995. Presque trente ans d’âge, donc, mais la production vieillit bien. Les décors sobres et stylisés, les beaux costumes de Michael Levine, les superbes éclairages de Davy Cunningham séduisent toujours autant et servent au mieux la lecture de Carsen, particulièrement pessimiste (contrairement à la tragédie de Shakespeare qui se clôt sur la réconciliation des deux camps ennemis, Capulet et Montaigu dégainent leurs épées et s’apprêtent à reprendre leur lutte fratricide après la mort de Roméo et Juliette). L’arrivée de Roméo devant l’immense table où l’attendent les Capulet, l’entrée du jeune homme, dans un halo de lumière, dans la chambre de Juliette, le bouleversant convoi funèbre qui interrompt – génialement – le duo entre Roméo et Tebaldo au deuxième acte ou encore la scène du tombeau avec son immense escalier au pied duquel gît le corps de Juliette sont autant de tableaux qui n’ont rien perdu de leur puissance poétique et dramatique.

Speranza Scappucci faisait ce soir ses débuts à l’Opéra de Paris, dans une œuvre qu’elle a récemment dirigée à la Scala. Pour l’avoir entendue dans un répertoire plus tardif (Eugène Onéguine, La Traviata, Simon Boccanegra), et pour connaître son sens très sûr du drame – qui s’exprime souvent de façon exacerbée, avec de forts contrastes de couleurs et de rythmes), nous nous demandions comment elle allait s’approprier l’esthétique délicate du belcanto du premier ottocento. Surprise : après une ouverture un peu brouillonne, ce ne sont pas les passages agités ou véhéments de l’œuvre qui retiennent l’attention : la « tremenda ultrice spada » de Roméo manque même un peu de martialité ; les lignes haletantes des cordes lorsque Juliette paraît au début de la scène 9 du premier acte (« Tace il fragor… ») n’évoquent que d’assez loin le bouleversement de la jeune fille… En revanche, les pages recueillies, dans lesquelles les sublimes  cantilènes belliniennes distillent leur irrésistible  charme (le « O, quante volte » de Giulietta, son bouleversant « Ah, non poss’io partire » du second acte, le chant de Roméo au tombeau…) suspendent magnifiquement le temps sans pour autant faire retomber la tension dramatique, et constituent de merveilleuses parenthèses poétiques au sein du drame – et de la partition.

La distribution retenue par l’Opéra de Paris est d’une très belle tenue et d’une grande homogénéité. Les « clés de fa » sont excellentes, au point que l’on regrette que Bellini n’ait confié d’aria ni à Lorenzo, ni à Capellio. Krzysztof Bączyk, timbre chaud, ligne de chant soignée, donne au rôle de Lorenzo une belle épaisseur. De Capellio, Jean Teitgen possède le style, l’autorité, la noblesse, mais aussi une part de fragilité, qui transparait également dans son jeu scénique : sa physionomie indique clairement, lors de la supplique de Juliette précédant sa (fausse) mort, le remords et les hésitations qui s’emparent de lui… La couleur du timbre de Francesco Demuro (un peu étriqué, et à l’émission parfois nasale) n’est pas de celles que nous préférons, mais c’est là purement affaire de goût personnel et nombreux sont les spectateurs qui, au contraire, apprécient ce type de voix – tout comme la grande aisance du ténor dans l’aigu, dont il fait malgré tout étalage de façon un peu complaisante. Quoi qu’il en soit, le ténor italien nous a semblé plus à sa place dans ce rôle que dans d’autres emplois plus tardifs où nous l’avons récemment entendu (Gabriele Adorno ou Rodolfo de Luisa Miller).

Reste le couple des héros éponymes, particulièrement bien accueillis par le public. En Giulietta, Julie Fuchs – qu’un récent engagement dans Le Comte Ory à Pesaro vient tout juste de consacrer belcantiste émérite ! – trouve un rôle où faire valoir non pas la vélocité et la précision de ses vocalises, mais la poésie de sa ligne de chant, son art des nuances, sa sensibilité. Dès sa première intervention (superbe messa di voce sur « Eccomi »), elle capte l’attention du public qui lui réservera une très belle ovation au rideau final. Tout juste pourrait-on souhaiter ici où là que quelques piani un peu plus éthérés soulignent la fragilité du personnage, mais aussi que l’émotion affleure plus nettement dans la ligne de chant, d’une perfection parfois un peu glacée – sauf dans un « Ah, non poss’io partire »,  poignant.
C’est la première fois que nous entendions Anna Goryachova, et c’est une très belle surprise : le timbre est superbe, la technique très sûre, l’incarnation scénique et vocale pleinement convaincante. Sa scène du tombeau, chantée sur le souffle avec une émotion contenue, fut un moment particulièrement bouleversant. Bravo à cette belle artiste, et honte aux spectateurs et spectatrices qui semblent avoir attendu patiemment cette page sublime pour donner libre cours, sans aucune retenue ni aucun effort de discrétion, à d’intempestives et tout à fait déplacées quintes de toux.

Bravo enfin à l’orchestre de l’Opéra, et plus précisément à certains instrumentistes dont les interventions solo ont été particulièrement remarquables (le cor dans l’introduction de l’air de Juliette, le violoncelle dans l’introduction du second acte, la clarinette lors de la dernière scène). Quant aux chœurs, nous avons trop souvent ces derniers temps souligné ici ou là quelques imperfections dans leurs interventions pour ne pas louer cette fois-ci sans réserve leur précision, leur musicalité et leur parfaite homogénéité.

—————————

Retrouvez Julie Fuchs en interview ici !

Les artistes

Capellio : Jean Teitgen
Giulietta : Julie Fuchs
Romeo : Anna Goryachova
Tebaldo : Francesco Demuro
Lorenzo : Krzysztof Bączyk

Orchestre et Chœurs de l’Opéra National de Paris, dir. Speranza Scappucci
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu
Mise en scène : Robert Carsen
Décors et costumes : Michael Levine
Lumières : Davy Cunningham

Le programme

Les Capulet et les Montaigu

Tragédie lyrique en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé à La Fenice de Venise le 11 mars 1830

Opéra National de Paris Bastille, représentation du mercredi 21 septembre 2022