SIMON BOCCANEGRA en version originelle à Parme
Le Festival Verdi de Parme a l’excellente idée de proposer la première version de Simon Boccanegra, créée en 1857 à la Fenice de Venise. Une soirée très réussie musicalement, beaucoup moins scéniquement…
1857 : une version qui s’apprécie en elle-même et pour elle-même
Les occasions d’entendre la version originelle de Simon Boccanegra sont trop rares pour ne pas se réjouir de sa programmation au Festival Verdi de Parme. L’intérêt est bien sûr musicologique : cela permet de mesurer le travail accompli par le compositeur pour aboutir à une œuvre plus resserrée et plus forte dramatiquement, et d’apprécier comment il a dépouillé la partition de ses oripeaux néo-belcantistes qui la revêtaient encore en 1857 pour lui donner les couleurs plus sombres et plus poignantes des œuvres de la vieillesse (la version révisée de Boccanegra est créée en 1881 à la Scala). Mais l’œuvre originelle, créée à la Fenice, s’apprécie également pour elle-même, et c’est peut-être là la principale leçon à retenir : bien sûr, la version remaniée comporte des beautés saisissantes et a se montre sur bien des points très supérieure à l’original : en 1857, l’introduction de l’air d’Amelia est dépourvue de ces raffinements impressionnistes qui la caractériseront quelque vingt-cinq ans plus tard ; la ligne mélodique de « Figlia !… a tal nome palpito » n’a pas encore l’épure bouleversante qui fait de ce duo l’un des plus émouvants jamais composés par Verdi ; et surtout, le finale du premier acte est assez plat : il commence par une scène de fête qui ne compte pas parmi les plus inspirées du musicien, et l’appel à la justice qui clôt l’acte (« Giustizia, giustizia tremenda ») est plus bruyant que réellement impressionnant et n’approche pas, même de loin, la puissance dramatique qui émanera de ce même finale dans la version de 1881. Mais l’œuvre revêt sans aucun doute une plus grande unité stylistique : très éloignée des fulgurances novatrices que l’on entend dans Otello – et dans la version révisée –, elle reste tributaire de l’esthétique des années 1850, qui exige encore la présence de cabalettes (Amélia en chante une après son « Come in quest’ora bruna »), de reprises (telle celle du duo « Si, si dell’ara il giubilo »), de codas brillantes,… Bref, on est très souvent bien plus proche du Trovatore ou de La Traviata (1853) que d’Aida ou d’Otello. Le second couplet de l’air d’Amelia bénéficie d’ailleurs d’un accompagnement à la clarinette qui rappelle vraiment de très près celui du « A quell’amor ch’è palpito » dans le « Ah fors’è lui » de Violetta ! Et pourtant, au-delà des codes esthétiques imposés par l’époque, l’œuvre présente, dès 1857, une vraie originalité, ne serait-ce que dans la noirceur qui la caractérise déjà, la peinture psychologique extrêmement fine des personnage – et notamment du héros éponyme, privé de véritable aria mais chantant déjà son splendide hommage à la mer au début du troisième acte, ou encore les dernières mesures du finale, qui font s’éteindre l’œuvre pianissimo…
Prima la musica !
Le niveau musical des représentations parmesanes est excellent et on le doit avant tout à Riccardo Frizza qui, à la tête d’un orchestre et de chœurs en grande forme (le Filarmonica Arturo Toscanini, l’Orchestra Giovanile della via Emilia, le Coro del Teatro Regio di Parma), propose une direction, précise, nerveuse, lyrique à souhait, mettant parfaitement en évidence tout ce que la partition contient déjà d’originalité et de beautés à venir. La distribution est d’une parfaite homogénéité et ne comporte aucun point faible : il n’est jusqu’à Adriano Gramigni qui ne parvienne, dans les quelques répliques dévolues à Pietro, à faire valoir un timbre de qualité et une voix bien posée. Le rôle de Paolo, un peu plus développé que dans la version de 1881, échoit à Devid Cecconi qui réussit à faire de ce second rôle un personnage de premier plan grâce à une voix saine, aux couleurs sombres, efficacement projetée, et une belle implication scénique. Même si l’on est habitué à entendre dans le rôle de Fiesco des basses plus profondes, Riccardo Zanellato propose une incarnation convaincante du patricien, dont il possède l’autorité mais aussi la tendresse et la douleur qui doivent colorer son chant lors de son « Piango, perché mi parla in te del ciel la voce ». Piero Pretti remporte un joli succès en Gabriele Adorno. On peut préférer pour ce rôle d’amoureux passionné un timbre aux couleurs plus juvéniles, mais le ténor italien séduit par sa fougue et son engagement : son « Pietose cielo, rendila » sera très applaudi… Roberta Mantegna, qui interprétait ici même la Léonore du Trouvère (version française) en 2018, poursuit la belle carrière qui est désormais la sienne. La voix est toujours un peu métallique dans l’aigu, mais elle semble avoir acquis ces derniers temps une belle rondeur. La chanteuse fait preuve d’une très belle préparation technique et d’un engagement scénique réel. Sur le plan vocal, un peu plus de variété dans les couleurs apporterait sans doute un surcroît d’émotion… mais la prestation n’en demeure pas moins fort satisfaisante et a été accueillie très favorablement. Enfin, après déjà quelque trente ans de carrière, Vladimir Stoyanov, dont le timbre rappelle celui Piero Cappuccilli (il y a pire référence dans ce rôle !) affiche toujours une très belle santé vocale : sa voix saine, richement colorée, capable de puissance comme de délicatesse, permet au baryton bulgare de camper un Boccanegra réellement émouvant, particulièrement dans les deux derniers actes.
Poi la regia…
Côté scénique : des rideaux, de la tôle ondulée, une poupée (l’un des accessoires les plus en vue actuellement sur les scènes lyriques), un espace clos monté sur roulettes que l’on déplace sur la scène, des projecteurs aveuglant les spectateurs, des néons, des carcasses de porcs suspendues au plafond : bref, rien de bien nouveau… C’est laid, inutile et vain. Valentina Carrasco (qui mettra en scène La Favorite à Bordeaux en mars prochain) et sa décoratrice Martina Segna récupèrent peu ou prou ce qui se fait sur les scènes lyriques depuis quelques décennies déjà et adaptent (?) ces procédés à l’œuvre sans convaincre, ni intéresser, ni même choquer (c’est tout juste si un « Vergogna ! » se fait entendre à l’apparition des carcasses, déjà vues plusieurs fois, tout récemment encore dans les productions de Lady Macbeth proposées par le Teatro Colón ou l’Opéra Bastille…). Nous avouons, après un moment de comique involontaire (l’arrivée de Gabriele et Maria en habits de mariés dans les abattoirs, se frayant un passage entre les cochons suspendus), avoir choisi de fermer les yeux jusqu’à la fin du spectacle pour pouvoir nous concentrer sur la musique…
Simon Boccanegra : Vladimir Stoyanov
Jacopo Fiesco : Riccardo Zanellato
Paolo Albiani : Devid Cecconi
Pietro : Adriano Gramigni
Maria Boccanegra : Roberta Mantegna
Gabriele Adorno : Piero Pretti
Une servante d’Amelia : Chiara Guerra
Filarmonica Arturo Toscanini, dir. Riccardo Frizza
Coro del Teatro Regio di Parma, dir. Martino Faggiani
Mise en scène : Valentina Carrasco
Décors : Martina Segna
Costumes : Mauro Tinti
Lumières : Ludovico Gobbi
Simon Boccanegra, version de Venise (première version)
Opéra en un prologue et trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, créé à la Fenice de Venise le 12 mars 1857 (première version). Seconde version créée à la Scala de Milan le 24 mars 1881.
Teatro Regio de Parme, Festival Verdi, Représentation du jeudi 29 septembre 2022