En ouverture de la saison lyrique de Montpellier, Aida est acclamé dans un Opéra Berlioz bondé. La prise de rôle des deux chanteuses – Sunyoung Seo en Aïda, Ketevan Kemoklidze en Amneris – n’est pas le seul atout du spectacle. La mise en espace d’Annabel Arden participe d’une vision décolonialisée du péplum verdien.
Décoloniser la représentation d’Aida par une mise en espace
Les mélomanes connaissent le contexte colonial de commande de la fresque lyrique adressée à Verdi. Destiné à inaugurer l’Opéra du Caire peu après l’inauguration du canal de Suez, le mélodrame italien met en scène l’affrontement entre Egypte et Ethiopie, d’après une trame de l’égyptologue français Mariette. En sous-main, l’évocation des récentes colonies italiennes (Ethiopie) est une lecture opérante pour les publics du XIXe siècle. Au XXIe siècle, quelle lecture proposer d’Aida, qui puisse restituer tant le drame des amants condamnés – l’esclave éthiopienne Aïda et le général égyptien Radamès – qu’une interprétation géopolitique qui soit recevable ? Quelle représentation peut s’accorder avec la pensée décoloniale ? Celle qui nourrit par exemple la production d’Aida aux Arènes de Macerata (2021, V. Carrasco) sur champs pétrolifères ?
Prenant en compte le renouveau symphonique de la transition verdienne (après Don Carlos) autant que les actuelles prises de conscience, cette production est d’une réelle efficacité dramatique. Made in England (Opera North, 2019), elle fait escale à l’Opéra de Montpellier. La mise en espace d’Annabel Arden dépasse d’autant mieux le conflit entre l’Egypte des pharaons et l’Ethiopie que l’absence de décor décontextualise en partie l’intrigue pour mieux se concentrer sur le drame intime des protagonistes, soumis au fanatisme clanique et religieux. Pour ce faire, elle « combine des éléments de théâtre expérimental avec la projection numérique (qui permettra de contextualiser l’action), la cartographie de la lumière et une utilisation plus fluide de l’espace. » (notes d’intention d’Arden). Foin du regard archéologique posé par l’Occident sur l’Orient (voir Edward Saïd), le spectateur est immergé dans la réalité de l’œuvre, déployée sur l’immense plateau (800 m2) de l’Opéra Berlioz.
Transposée dans la guerre au Moyen-Orient, l’intrigue joue de la division de l’espace scénique. Il se déploie en toute visibilité sur trois plans, fermés par un sobre pan. Jouant sur l’avant-scène, les 6 protagonistes se partagent, côté jardin l’espace du pouvoir égyptien : le Pharaon, la princesse Amnéris et le Grand Prêtre, distingués par de chics costumes actuels. En franchissant l’arc lumineux, côté cour, les Éthiopiens opprimés rassemblent la princesse Aida en captivité et son père Amonasro, tous deux en treillis de combat, la prêtresse en voile arabe traditionnel. Entre les deux camps antagonistes, le guerrier Radamès (en treillis progressivement maculé de sang) choisit finalement celui de l’aimée, Aida, qui le rejoint dans cet espace où la table figure leur tombeau. En second plan, l’orchestre national de Montpellier Occitanie jouit d’une pleine acoustique (et vision) sous la baguette éminente du chef letton, Ainãrs Rubikis (directeur musical de la Komische Oper de Berlin). En dernier plan, surélevé, la voile blanche de l’écran géant est animée de vidéos (à gauche), tandis que le chœur mixte (à droite) joue ses différents rôles depuis les praticables en gradin. Tour à tour, il incarne le peuple oppresseur, celui des prisonniers vaincus, des prêtres égyptiens, à la manière de la tragédie antique. Sans envahir le spectacle, les vidéos (Dick Straker) actualisent l’affrontement guerrier par des visions de l’anéantissement d’Alep (Syrie) ou bien, lors de scènes intimistes, par de gros plans sur le visage, les mains ou les pieds des protagonistes, couverts de plâtre fissuré, tels des statues ou des momies de l’univers archéologique. Serait-ce la métaphore de leur destinée brisée ? Ce 3e niveau est complété par une tribune d’où le Pharaon et le Grand Prêtre gouvernent. Dans la profondeur spatiale et acoustique du dispositif, spectateurs et spectatrices bénéficient d’une vision synoptique de l’œuvre d’art totale.
Cette configuration atypique – le chef tournant le dos aux chanteurs – produit une lecture toute en contraste de la partition inventive de Verdi. Certes, les moments triomphants du peplum résonnent avec une puissance solennelle, telle la Marche triomphale introduite par les fameuses sonneries de trompettes (stéréophonie depuis les extrémités du balcon). Ou bien plus tard le tam-tam et les trombones basses de l’orchestration pharaonique qui clôt le second acte. Mais ce sont les moments intimistes qui prennent un relief saisissant : leur instrumentation raffinée est parfaitement audible (trois flûtes lors de la Danse sacrée, une clarinette sur le motif d’Aida, etc.). Après le Prélude extatique de l’opéra (tissage des cordes divisées), signalons le charme du chant des prêtresses avec rideau de harpes (acte I) dont le rituel est esquissé par une gestuelle des bras. Et celui des ballets orientalistes sur les rives du Nil (III) est arachnéen sous les lumières nocturnes (Kevin Treacy) et les sourdines de violons. Massenet s’en souviendra pour Thaïs …
De prise de rôle en incarnations campées : les artistes lyriques
Homogène, la distribution sélectionnée par Valérie Chevalier (directrice de l’OONM) appuie cette vision universaliste du drame par les origines mêlées des artistes (asiatique, africaine, européenne) et la prise de rôle des deux jeunes chanteuses. Le soprano coréen Sunyoung Seo révèle une Aïda juvénile après avoir brillé sur les scènes en héroïne puccinienne. Flexible, frémissante ou tranchante, sa ligne de chant est d’une fine musicalité. En victime, son engagement est permanent, notamment dans le récitatif conflictuel du premier air (Ritorna vincitor), dans les duos avec sa rivale Amnéris (II) et son père (III). Sa technique des sons filés dote le sublime duo d’amour conclusif d’une douceur mortelle, nimbée dans l’éclairage décroissant de la scène.
Mezzo soprano géorgien, Ketevan Kemoklidze assure une émouvante progression dans le rôle complexe d’Amneris. Si le médium manque de volume, la vigueur de ses réparties (duo de la jalousie, II), la profondeur du sentiment amoureux lorsqu’elle exhorte son fiancé à se disculper (IV) cèdent le pas à la désolation. Celle des ultimes répliques de l’opéra : « Pace, pace, pace ! ».
Le ténor Amadi Lagha (Radamès) incarne avec sincérité la détermination du guerrier (première apparition), écartelé entre son ambition et sa flamme amoureuse. Dès le 1er acte, il délivre un héroïque Celeste Aida (I) dans la pure vocalité italienne des sons ouverts. Sa générosité vocale contribue également à l’émotion des grands concertati : le sextuor et le final du II. Avec sa partenaire, le sublime duo du renoncement à la vie plonge le chant verdien dans les ténèbres.
Camper fièrement le roi Amonasro, c’est chose acquise avec le jeune baryton coréen Leon Kim, fort convaincant dans le duo de persuasion avec sa fille Aida (III). Auparavant, l’arioso soliste du 2e acte révèle la noblesse du phrasé (accompagné par le seul quatuor), liée à la clémence qu’il implore face au Pharaon vainqueur.
La basse Jacques Greg-Belobo remplit avec exigence le rôle du Grand prêtre Ramphis. La plénitude du registre médium et grave fait vibrer la sentence de mort proférée. Figure également d’autorité, la basse Jean-Vincent Blot incarne le Pharaon avec solennité si ce n’est engagement. Interprétant la grande prêtresse du temple de Ptah (Vulcain chez les romains), le soprano lumineux de Cyrielle Ndjiki Nya excelle dans la vocalise orientaliste … à la mode 1870 ! La brève intervention du messager permet au ténor Yoann Le Lan de participer pleinement au drame. Quant au chœur de l’Opéra Orchestre de Montpellier, ses prestations correctes participent des scènes triomphales taillées par Verdi sur le genre français du grand opéra (tableau à Thèbes, II). On pourrait souhaiter plus de qualités vocales au sein des pupitres féminins.
Lorsque Verdi ne se déplace pas pour la création égyptienne d’Aida (Le Caire, 24 décembre 1871), il confie à un critique : « Je désire seulement pour cet opéra une bonne et surtout une intelligente exécution, instrumentale et scénique. » Mission accomplie à l’Opéra de Montpellier. Si vous êtes languedocien.ne, ne manquez pas les représentations suivantes : 2 et 4 octobre 2022 !
Aïda : Sunyoung
Amneris : Ketevan Kemoklidze
Radamès : Amadi Lagha
Amonasro : Leon Kim
Ramphis : Jacques Greg-Belobo
Le roi : Jean-Vincent Blot
La grande prêtresse : Cyrielle Ndjiki Nya
Un messager : Yoann Le Lan
Orchestre national de Montpellier, Chœur de l’Opéra national de Montpellier, de l’Opéra de Nice, dir. Ainãrs Rubikis
Annabel Arden, mise en espace
Joanna Parker, décors et costumes
Dick Straker, vidéo
Kevin Treacy, lumières
Aida
Aida, opéra de Giuseppe Verdi sur un livret italien d’Antonio Ghislanzoni (4 actes) d’après un scénario d’Auguste Mariette, créé le 24 décembre 1871 à l’Opéra khédival du Caire
Montpellier, Opéra Berlioz, représentation du 30 septembre 2022