Joyce DiDonato nous accueille ce soir au Théâtre des Champs Elysées dans une production des Grandes Voix, avec un programme qui, à la première lecture, surprend par son éclectisme et son érudition ; les pièces retenues vont en effet du baroque (Biagio Marini, Con le stelle in ciel qui mai, 1620) au contemporain (Rachel Portman, The First Morning of the World, 2021) ; et si ce n’est Gluck, Haendel et Mahler, certains des compositeurs retenus sont peu (voire pas du tout) connus du grand public.
Le théâtre plonge dans le noir et le titre du projet, Eden, apparaît. Dès les premières notes, la magie opère. Le spectacle commence avec The Unanswered Question de Ives (1946), à l’immobilisme saisissant ; la voix de Joyce DiDonato jaillit depuis différents endroits du théâtre, sans qu’il soit aisé de localiser la chanteuse dans une salle à ce point obscure. Finalement Joyce DiDonato rejoint la scène, et les morceaux se succèdent dans une sorte de fondu enchaîné, quasiment sans transition.
Le spectacle est fort, puissant, construit, et fait preuve de cohérence et d’une belle homogénéité : le lien secret qui unit ces morceaux apparemment si épars est un hymne à la Nature et à l’amour (au fond, Joyce DiDonato ne nous fait-elle pas partager ce soir sa nostalgie du Paradis perdu ?). Mais la force du projet provient aussi de la très belle mise en espace, signée Marie Lambert-Le Bihan, puisque c’est à un vrai spectacle que nous assistons ce soir, et non pas à un concert. La chanteuse évolue dans la partie centrale de la scène, encadrée par la formation Il Pomo d’Oro, et joue constamment avec des cercles et un arc de cercle qui est tantôt épée, rame, ou arc de l’Amour. Enfin la beauté du spectacle doit énormément aux remarquables effets de lumières de John Torres, particulièrement saisissants et réussis.
Le programme permet de découvrir de véritables bijoux, tels The first Morning of the World, commande de Joyce DiDonato (et création française) ; ou encore Nature, the gentlest mother de Aaron Copland, à l’univers envoûtant. Joyce DiDonato apparait constamment à l’aise, et la voix d’une plasticité incroyable, que ce soit dans les fureurs du très beau « Toglierò le sponde al mare » de Josef Mysliveček ou dans les eaux troubles de The Unanswered Question, qui décidément questionne : entendons-nous vraiment une chanteuse, ou une voix de la nature ? … L’ensemble Il Pomo d’Oro, poussé hors de sa zone habituelle de confort, s’avère quant à lui aussi à l’aise dans son répertoire de prédilection que dans Mahler ou Ives.
Point d’orgue s’il en est, la chanteuse clôt son spectacle par Ich bin der Welt abhanden gekommen de Mahler, véritable moment de grâce qui unit la salle dans un recueillement et une communion intenses, et un silence quasi absolu. « Ô temps, suspends ton vol… »… On voudrait que certains lieder ne s’éteignent jamais…
De fait, le lied ne clôt pas exactement le spectacle : après la pluie d’applaudissements récompensant une chanteuse qui nous a littéralement charmés pendant 1h30, Joyce DiDonato prend un micro et explique l’essence d’un projet très personnel, écologique, humaniste, centré autour de la recherche d’une connexion entre elle-même, le public, et la nature qui nourrit le corps et l’esprit. Autour de la transmission également, et particulièrement envers les enfants : elle invite alors le chœur d’enfants Sotto voce sur scène, et tous chantent Seeds of hope de Mike Roberts, un projet collectif pensé par des enfants autour d’une idée : que diraient des arbres s’ils pouvaient parler ? Le chœur d’enfants offre alors à Joyce DiDonato un cadeau : le très touchant Our gift for you (Peace, peace, peace, never ending… / Joy, joy, joy, always blowing… / Love, love, love, ever lasting and true… / It is our gift for you…).
Finalement Joyce DiDonato rend à son tour un ultime cadeau aux enfants, et au public : le célèbre Ombra mai fu de Haendel, chanté avec une émotion et une douceur extrêmes.
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Retrouvez Joyce DiDonato en interview ici !
Joyce DiDonato, mezzo-soprano
Il Pomo d’Oro – Zefira Valova | direction et violon
Marie Lambert-Le Bihan | mise en espace
John Torres | lumières
Sotto Voce, chœur d’enfants | dir. Scott Alan Prouty
EDEN
Ives The Unanswered Question
Portman The First Morning of the World (première française, commande de Joyce DiDonato)
Mahler « Ich atmet’ einen linden Duft », lied extrait des Rückert-Lieder
Marini « Con le stelle in Ciel che mai », air extrait des Scherzi e canzone op. 5 n° 3
Mysliveček « Toglierò le sponde al mare », extrait d’Adamo ed Eva
Copland « Nature, the gentlest mother », air extrait de Eight Poems of Emily Dickinson
Valentini Sonata enharmonica
Cavalli « Piante ombrose », air extrait de La Calisto
Gluck Danse des spectres et des furies, extrait d’Orfeo ed Euridice
« Misera, dove son! Ah! Non son io che parlo »récitatif et air extraits d’Ezio
Haendel « As with rosy stepts the morn », air extrait de Theodora
Mahler « Ich bin der Welt abhanden gekommen », lied extrait des Rückert-Lieder
Jerry Estes, « Our Gift For You »
Bis : « Ombra mai fù » (Händel, Serse)
Spectacle donné le mercredi 5 octobre 2022 au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
3 commentaires
J y étais, je rejoins pleinement votre ressenti ainsi que le talent immense de Joyce, rempli de force, de générosité et de douceur. On a juste envie de dire : vous revenez quand ?
Merci François Desbouvries pour cette superbe analyse qui reflète toute la magie, l’intensité et l’émotion de cette soirée inoubliable!
J’étais présent également, merci François pour ce papier ! Joyce DD n’est pas seulement une immense artiste, c’est aussi une vraie femme de cœur
Stéphane Lelièvre