La saison du Capitole démarre avec éclat par l’entrée au répertoire de Rusalka de Dvořák dans une mise en scène spectaculaire de Stefano Poda. Le soprano roumain Anita Hartig assure une prise de rôle de l’ondine, tandis que la basse russe Aleksei Isaev impose un Ondin émouvant.
L’incommunicabilité entre Nature et terriens
Avec le conte du jeune poète Jaroslav Kvapil, Anton Dvořák compose l’opéra culte de la nation tchèque, tant l’ondine Rusalka incarne l’essence poétique et panthéiste de son peuple, peut-être plus que La fiancée vendue de Smetana. Aussi, le succès fut immense au Théâtre national de Prague (1901), suivi de sa diffusion à l’international. En effet, dans le récit national, les roussalki sont des nymphes maléfiques de la mythologie slave. Tel n’est pas le cas de l’ondine Rusalka, en quête d’une enveloppe et d’une âme humaines pour aimer le Prince. Trop chèrement payée, sa métamorphose la contraint au malheur, tant à la cour princière que de retour au royaume aquatique de ses sœurs et de son père.
Scénographe, metteur en scène et costumier, Stefano Poda réalise un parcours visuel aussi spectaculaire qu’onirique, un esthétisme qui habitait sa réalisation hiératique d’Ariane et Barbe-bleue au Capitole (2019). Pour Rusalka, il impose une lecture symbolique du panthéïsme et de la condition humaine, plutôt que le naturalisme habituel (voir son interview sur le site du Capitole). Sur le plateau, le bassin aquatique est toutefois bien réel. Il est même immersif pour le peuple ondin : le trio des nymphes et l’Ondin chevelu y chantent, immergés en combinaison. Quant aux ondins (danseurs), leurs soubresauts batraciens ou leurs enlacements de plantes aquatiques sont d’une performance plastique très Art nouveau, un style d’ailleurs prégnant à Prague (Jugendstil). Cette matrice bleutée, dont les reflets froids se projettent sur les parois d’une boite de scène translucide, suggère bien « l’onde maternelle » qu’évoque le père Ondin et que fendent les pas de la sculpturale Rusalka. Là où la vision symboliste s’alourdit, c’est lorsque de géantes paires de mains humaines, à l’opposé des nageoires ambiantes, descendent des cintres et s’immobilisent telles de pesantes menaces au-dessus du bassin. Elles sont soit en position de vasques, soit en mouvement ascendant selon la quête métaphysique de l’ondine, ou bien métamorphosées en conque de rochers (3e acte) après sa malheureuse expérience terrienne. En revanche, la descente d’une Lune concave géante, lors de la fameuse balade dédiée, n’est-elle pas redondante ?
A contrario de cet univers miroitant, la corruption des humains (la cour princière du II) est représentée avec outrance. Tous sont animés d’une mécanique saccadée : hommes clonés derrière le prince, courtisanes en costumes sexuées, la Princesse étrangère en vamp de science-fiction. La dénonciation climatique n’est pas oubliée lorsque le marmiton et le garde forestier ramassent les ordures plastiques. Sous l’éclairage violent, les parois noires aux graphismes zébrés renforcent l’hostilité du milieu face à l’héroïne ostracisée par son mutisme. Ces graphismes suggèrent-ils les méandres de son inconscient lorsqu’elle affronte l’incommunicabilité humaine ? Ou bien simplement le divorce entre technologie et nature ? Quoi qu’il en soit, l’équipe des techniciens techniciennes de plateau peut être félicitée de la réussite des prouesses scéniques.
Distribution de haut vol, mais pas toujours émouvante
L’exploration des opéras tchèques semble une des lignes directrices de Christophe Ghristi, directeur artistique du Capitole. Le sommet musical que représentait la production de Jenufa n’est cependant pas atteint, bien que la distribution européenne soit encore de haut vol. Le soprano roumain Anita Hartig s’est déjà imposé en Marguerite (Faust) et en Traviata au Capitole. En sirène tchèque, ses élans fougueux la distinguent avec une largeur expressive. Cependant, les subtilités sentimentales (ballade à la lune, duo du III) manquent d’émotion. Le jeune ténor polonais Piotr Buszewski (le Prince) fait montre d’une aisance totale, que ce soit dans les forte de heldentenor (final du I), les accents du désir sexuel (II) ou bien de sincérité dans son repentir amoureux (III). Le baryton-basse russe Aleksei Isaev impose un Ondin fort émouvant (I), voire déchirant (II), qui ramasse d’ailleurs les suffrages du public le 12 octobre. Nageant ou rampant à terre, ses accentuations ne rompent jamais la ligne vocale de l’école romantique. En Princesse étrangère, Béatrice Uria-Monzon excelle à toréer, dans ses éclats vocaux comme ses mouvements de cape. Le mezzo britannique Claire Barnett-Jones est d’une prestance vocale convaincante (en dépit de quelques graves fragiles) pour incarner la sorcière Ježibaba avec cynisme. Une mention particulière au trio des nymphes (Valentina Fedeneva, Louise Foor, Svetlana Lifar) dont la vigueur vocale est sidérante… entre deux plongées !
Si l’Orchestre national de Toulouse flamboie sous la baguette de Frank Beermann (fabuleuse direction de Parsifal en 2020), l’imposant volume sonore nuit parfois aux épisodes chatoyants d’une Nature mise en écrin sonore par Dvorak. La palette colorée de l’univers aquatique, celle du fantastique, inspirée du Freischütz (scène avec la sorcière), enfin les dessous symphoniques illustrant la colère de l’héroïne muette (harpiste, cor anglais et clarinette basse excellents) surnagent du fond trop expressionniste.
Lectrice et lecteur de Première Loge, vous pourrez bientôt vous y plonger ! Car cette production de Rusalka sera diffusée sur France Musique, le 12 novembre à 20h dans « Samedi à l’opéra ».
Rusalka : Anita Hartig
Vodnik : Aleksei Isaev
Le Prince : Piotr Buszewski
La Princesse étrangère : Béatrice Uria-Monzon
Ježibaba : Claire Barnett-Jones
Première Nymphe: Valentina Fedeneva
Deuxième Nymphe : Louise Foor
Troisième Nymphe : Svetlana Lifar
Garde forestier / Le Chasseur : Fabrice Alibert
Le Garçon de cuisine : Séraphine Cotrez
Orchestre national du Capitole, direction de Frank Beermann
Chœur de l’Opéra national du Capitole, dir. Gabriel Bourgoin
Stefano Poda, mise en scène, décors, costumes, chorégraphie et lumières
Paolo Giani, collaboration artistique
Rusalka
Conte lyrique en trois actes d’Antonin Dvorak, livret de Jaroslav Kvapil d’après Friedrich de la Motte-Fouqué et Hans Christian Andersen. Créé le 31 mars 1901 au Théâtre national de Prague
Représentation du 11 octobre 2022, Opéra national du Capitole (Toulouse)