La Traviata à l'opéra de Reims
Pour l’ouverture de sa saison musicale 2022-2023, l’opéra de Reims fait le choix d’une œuvre emblématique du répertoire, d’une mise en scène intelligente sans être gratuitement provocante et d’un plateau dont la qualité tient davantage à l’esprit de troupe qu’à une somme de talents individuels. La recette paye et le public rémois fait une standing ovation à cette Traviata.
Dîtes le avec des fleurs
Il y a aujourd’hui plus à perdre qu’à gagner de programmer un titre comme Traviata dans une maison d’opéra qui ne dispose pas du label national ou qui n’est pas en mesure d’entraîner avec lui d’autres théâtres pour partager les frais et coproduire une œuvre que chacun croit déjà connaître par cœur. La Traviata compte effectivement au nombre de ces titres qui ne souffrent pas la médiocrité : chacun des spectateurs qui vient y assister a effectivement dans l’oreille sa Violetta préférée, son Alfredo de référence et un Germont qu’il estime insurpassable. Dans de telles conditions, faut-il encore jouer Traviata si l’on n’a pas les trois meilleurs chanteurs du monde à distribuer dans ces rôles ?
Pour l’ouverture de sa nouvelle saison lyrique, l’opéra de Reims répond crânement à ce dilemme en confiant la réalisation du spectacle à une équipe jeune où n’émarge aucune star susceptible de capter toute la lumière au détriment de ses collègues. Mieux même, la scène rémoise est parvenue à réunir quelques chanteurs en devenir dont le début de carrière a été brutalement freiné par la pandémie des vingt derniers mois et qui font ici leur retour sur les planches. La mezzo Ahlima Mhamdi par exemple a dû renoncer à faire ses débuts en Amneris à cause de la Covid ; elle a donc rejoint cette Traviata après avoir déjà interprété la partie de Flora Bervoix à Orange en 2016 face à Placido Domingo. Le pari de la modestie est d’emblée gagné et c’est en s’associant avec l’opéra de Clermont Auvergne et la compagnie lyrique Opéra nomade que Reims est parvenu à monter cette Traviata à laquelle le public champenois a fait un chaleureux accueil.
Confier la mise en scène à Pierre Thirion-Vallet est la première des bonnes idées de cette production. A contrario des transpositions hasardeuses et des modernisations inutilement provocantes, cet artiste polymorphe aux mille carrières aborde Traviata avec modestie et la ramène à l’essence même du drame verdien en insistant sur les pulsions contradictoires et complémentaires d’éros et thanatos. Ce clin d’œil au premier titre auquel Giuseppe Verdi pensa pour Traviata – Amore e morte – est la pierre de touche sur laquelle Pierre Thirion-Vallet construit toute sa dramaturgie au point de l’inscrire en lettres majuscules sur les panneaux mobiles qui constituent le décor unique de ce spectacle humble et élégant.
Avant le début de la représentation, les spectateurs sont accueillis par un grand camélia blanc peint sur le rideau de scène : c’est bien à l’histoire d’une fleur qui se fane à laquelle on va assister. Pour le dramaturge, Violetta Valery porte une flétrissure qui, comme une fleur déclose, la condamne à l’opprobre et à la mort. La symbolique du camélia imaginée par Dumas fils est omniprésente tout au long du spectacle : brandies par les noceurs du premier acte ou jonchant le sol de la maison de campagne, les branches de camélias accompagnent le destin de Violetta sans jamais l’adoucir ; d’un bout à l’autre du drame, les fleurs rappellent davantage les couronnes mortuaires que les bouquets offerts à la beauté des courtisanes. Les seules fleurs gaies du spectacle sont celles imprimées sur la robe estivale de Violetta dans le premier tableau du deuxième acte. Les paroles « Sarò là tra quei fior » résonnent alors comme l’aspiration de la jeune femme à échapper au destin qui condamne toute fleur à la flétrissure ; mais chez Verdi comme dans la vie les putains et les camélias sont inéluctablement condamnés à la mort.
La seconde idée pertinente du metteur en scène est de traiter le chœur et les amis de Violetta comme un corps social réprobateur qui, jamais, n’exprime à son égard le moindre signe de compassion. Lorsque le jour se lève et que la fête s’achève au premier acte, le chœur « Si ridesta in ciel l’aurora » n’est pas interprété comme une scène d’adieu où des bambochards remercieraient leur hôtesse pour sa généreuse hospitalité mais comme une condamnation lourde de reproches de la vie dissolue de la courtisane. La manière dont chacun renverse alors les chaises du salon de Violetta témoigne du mépris dans lequel elle est tenue, mépris qu’on retrouve encore amplifié au cours du prélude du troisième acte. La pantomime imaginée par Pierre Thirion-Vallet illustre la déchéance de Violetta : insultée par Alfredo, rendue vulnérable par la perte de son protecteur Douphol, elle est alors trahie par tous ceux qui se présentaient auparavant comme ses amis. L’image de Violetta déshabillée de force, sa robe, ses jupons et son étole de fourrure passant de main en main comme autant de trophées arrachés à la gloire fanée de la courtisane, est bouleversante et l’on se surprend à en vouloir à Flora de ne pas avoir un geste de réconfort envers son amie ! Le chœur du carnaval « Largo al quadrupede » achève de rendre violemment antipathiques les anciens amis de Violetta qui viennent la tourmenter jusque dans sa mansarde, comme s’ils voulaient opposer à sa maigreur et à sa toux dévorante la santé insolente du veau gras.
La dernière fulgurance de la mise en scène de Pierre Thirion-Vallet est d’avoir imaginé un double muet interprété par Constance San Marco qui accompagne Violetta d’un bout à l’autre de son destin. Comme l’amour et la mort sont indissolublement liés, Violetta-la-courtisane (en robe rouge sang) et Violetta-la-phtisique (en pyjamas rayés) ne sont jamais loin l’une de l’autre. Le spectacle commence par la lente déambulation du spectre de la mort dans le salon de Violetta encore désert où les deux femmes se retrouvent un instant face à face et se conclut par la même image inversée : lorsqu’elle trouve la force de quitter son grabat, Violetta cherche à retenir l’image de sa beauté évanouie mais s’effondre au pied de son double vêtu d’écarlate. L’image saisit aux tripes et hante longtemps la mémoire du spectateur.
Cette dramaturgie simple mais efficace a pour écrin le beau décor unique de Franck Aracil. Au début du deuxième acte, quelques meubles élégants et un chaleureux éclairage font du tableau à la campagne une parenthèse lumineuse au cœur d’un drame par ailleurs sombre et angoissant.
Esprit de troupe
Si tout dans la mise en scène de Pierre Thirion-Vallet concourt à faire de cette Traviata un spectacle abouti, il y fallait aussi un plateau solide et une réalisation musicale rigoureuse pour soulever l’enthousiasme du public rémois.
Dès les premiers accords arachnéens du prélude, il ne fait aucun doute qu’il y a bien un chef en fosse et on ne peut être que séduit par le travail engagé par Cyril Englebert avec les musiciens de l’orchestre de l’opéra de Reims. Quoique les incursions de ce jeune chef belge dans le répertoire belcantiste aient été rares, force est de reconnaître qu’il semble très familier avec le style verdien qu’il dirige d’une baguette pointilleuse et d’un geste élégant. Très attentif au plateau, le Maestro sait accompagner les chanteurs avec attention et tisse sous leurs voix un tapis musical soyeux et nerveux à la fois, cette Traviata ne s’encombrant pas de tempi trop alanguis ni d’une respiration trop ample. Lorsqu’un léger décalage s’instaure avec un chanteur comme au début de « Pura siccome un angelo », Cyril Englebert corrige immédiatement sa battue et témoigne par là d’une réelle attention au confort des chanteurs. Il a par ailleurs sous sa baguette une phalange en grande forme : la précision des attaques des pupitres de cordes et la rondeur du timbre des clarinettes à deux moments clés de la partition (dans l’acte à la campagne et dans le prélude de l’aria « Addio, del passato ») témoignent d’un travail approfondi et abouti sur les subtilités de l’orchestration de Giuseppe Verdi.
Sur le plateau, aucun chanteur n’éclipse les autres comme cela peut arriver quelquefois lorsqu’un théâtre essaye de construire une distribution cohérente autour d’une immense star internationale. Dans le rôle de Violetta Valery qu’elle a déjà abordé il y a dix ans au Teatro della Concordia de Turin, Erminie Blondel peut faire valoir un timbre de soprano clair et agile dans les vocalises, qualités indispensables pour se jouer des chausse-trappes de la grande scène du premier acte « E strano… Ah, fors’è lui… Follie ! Follie !… Sempre libera ». Si quelques coloratures paraissent un peu raides en début de représentation, la voix gagne en assurance dès le début du deuxième acte et compose une dévoyée fragile et touchante. Erminie Blondel ne se contente effectivement pas de chanter Traviata : elle s’y engage toute entière et se consume dans un rôle qu’elle a à cœur de défendre avec la sincérité de ses talents de tragédienne. Au dernier acte, l’émotion du chant de la jeune soprano franco-américaine est même si juste qu’on n’arrive plus à dissocier la chanteuse de l’interprète dramatique. Il est souvent possible de juger la qualité d’une Traviata à l’engagement et à la sincérité qu’elle investit dans la lecture du courrier « Teneste la promessa » ; sur la base de ce critère, Erminie Blondel est indubitablement une Traviata qui compte et qu’il faut suivre.
Matthieu Justine est très exactement l’Alfredo qui convient à sa partenaire. Outre qu’il a la capacité d’offrir au personnage sa silhouette juvénile et ses allures de fils de bonne famille, l’artiste a surtout dans le gosier la voix et les qualités nécessaires pour composer un Alfredo solaire et bien chantant. Familier des rôles mozartiens et des héros du romantisme belcantiste, le jeune ténor français n’est pas pour autant illégitime à chanter Verdi et l’on sent, à l’écouter, qu’il a fait son miel des enregistrements d’Alfredo Kraus et du légendaire live lisboète de 1958. Dès le brindisi du premier acte, Matthieu Justine use d’aigus percutants et de nuances qui conférent à son chant une élégance un peu old school mais diablement enthousiasmante. Le tableau à la campagne et l’agonie de Violetta offrent au chanteur ses plus beaux moments : dans la cabalette « O mio rimorso », il réussit à trouver des accents proprement virils tandis que dans « Parigi, o cara » son chant se dépouille de toute fioriture pour ne toucher qu’à l’émotion pure.
Arrivé tardivement dans cette production après que l’épidémie de Covid a empêché Leonardo Galeazzi d’achever les répétitions, Kristian Paul relève le gant d’interpréter un Germont rigide et profondément humain à la fois. Il n’y a guère que par ses déplacements hésitants qu’on peut deviner que le baryton béarnais n’a pas répété aussi longtemps que ses camarades car par ailleurs le rôle de Giorgio Germont est parfaitement interprété, le timbre profond et le phrasé idiomatique. Le grand duo du tableau campagnard est merveilleusement écrit et Kristian Paul s’y engage éperdument au point que, lorsqu’il dialogue avec Violetta, ses accents sont si paternels et sincères qu’on ne sait plus très bien si on assiste à une représentation de Traviata ou de Rigoletto !
Le reste de la distribution est à l’unisson des trois rôles principaux : aucun artiste ne fait de l’ombre à ses camarades mais tous concourent à la réussite conjointe du spectacle. Retenons cependant le timbre pulpeux et l’élégance de la ligne de chant de Ahlima Mhamdi dans le rôle de la courtisane Flora Bervoix ainsi que la silhouette toujours affairée et la voix saine de la soubrette Annina incarnée par l’artiste d’origine japonaise Noriko Urata qui a, pour ce spectacle, appris à servir le champagne dans les règles de l’art, le pouce dans la piqûre du flacon ! A leurs côtés, aucun comprimario ne démérite : Guilhem Souyri est un marquis d’Aubigny roué mais dupé au cours de la fête chez Flora, Jiwon Song prête son timbre sombre au veule baron Douphol, Joseph Kauzman arbore un sourire solaire qui convient parfaitement au personnage de Gastone et Jérémy Brocard impose en quelques interventions bien timbrées un docteur Grenvil sage et bienveillant. Un peu raide et maladroit dans ses déplacements, le chœur de l’Ensemble lyrique Champagne Ardenne (ELCA) est parfaitement à son affaire dans les scènes de fête, tout particulièrement dans le récit «È Piquillo un bel gagliardo ».
A la fin du spectacle, la chaleur des applaudissements du public rémois et plus encore les démonstrations de joie des artistes qui se congratulaient entre eux sur scène après la tombée du rideau témoignent de l’enthousiasme sincère suscité par ce spectacle à la fois modeste dans ses intentions et intelligent dans sa mise en oeuvre. Lorsque tout concourt à faire de cette Traviata un précieux moment d’opéra, on ne peut que regretter qu’elle ne soit jouée que trois fois.
Violetta Valery : Erminie Blondel
Doublure Violetta : Constance San Marco
Alfredo Germont : Matthieu Justine
Giorgio Germont : Kristian Paul
Flora Bervoix : Ahlima Mhamdi
Il barone Douphol : Jiwon Song
Il marchese d’Aubigny: Guilhem Souyri
Gastone : Joseph Kauzman
Annina : Noriko Urata
Il dottor Grenvil : Jérémy Brocard
Orchestre de l’opéra de Reims, dir. Cyril Englebert
Chœur Ensemble Lyrique Champagne Ardenne (ELCA), dir. Sandrine Lebec
Chef de chant : Claire Marin Décarsin
Mise en scène : Pierre Thirion-Vallet
Décor : Franck Aracil
Costumes : Véronique Henriot
La Traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice à Venise le 6 mars 1853.
Opéra de Reims, Représentation du vendredi 14 octobre 2022