Un spectacle plein de charme, sur le thème du souvenir… avec notamment un John Osborn éblouissant !
Comme il est difficile de parler de la guerre de nos jours, même dans le cadre d’un opéra léger comme La fille du régiment, l’œuvre avec laquelle Donizetti a fait ses débuts en français à Paris en 1840 (les années précédentes, son Roberto Devereux et L’elisir d’amore avaient été mis en scène dans l’original italien)… avant d’ « envahir » la scène parisienne, comme s’en plaindra Berlioz !
Quand Marie se souvient...
André Barbe et Renaud Doucet abordent cette thématique dans cette nouvelle production du Teatro La Fenice, en coproduction avec le Teatro Regio di Torino, qui conclut la saison 2021-22. En entrant dans la salle, les spectateurs sont accueillis par le visage d’une vieille dame sympathique projeté sur le rideau : il s’agit de la grand-mère de Renaud Doucet, âgée de quatre-vingt-dix-neuf ans, auxiliaire pendant la Seconde Guerre mondiale. La notion de « souvenir » est en effet la clé permettant de comprendre cet opéra de Donizetti exaltant le XXIe régiment : même si le thème est traité de façon comique, il s’agit toujours d’une armée d’occupation pendant une guerre : dans l’original, celle de Napoléon, dans le cas présent, la Seconde Guerre mondiale.
Pendant l’ouverture, nous assistons, dans un film en noir et blanc, à une visite des petits-enfants à la maison de retraite : l’arrière-grand-mère raconte aux jeunes arrière-petits-enfants les aventures qu’elle a vécues à époque lointaine, et la caméra s’attarde sur les meubles de la pièce encombrée de statuettes de la madone, d’un coucou, de médailles, d’un tableau alpin, de médicaments… Lorsque le rideau s’ouvre, nous voyons la scène formée par ces mêmes éléments agrandis : l’horloge à coucou est le Tiroler Gasthaus, la madone en plâtre est la madonne de pierre du livret, le tableau est le paysage alpin d’où arrivent les soldats, la voiture d’où sortent Hortensius et la marquise de Berkenfield, la voiture jouet de l’arrière-petit-fils. Et partout l’on voit les médicaments dont les personnes âgées ont besoin, et dont les emballages forment ici un escalier monumental. Au deuxième acte, le salon de la marquise est conçu de la même manière : à l’arrière-plan se trouve un tableau paysager avec un château, à gauche le piano est celui d’une boîte à carillon et Marie en est la ballerine mécanique ; une montre à gousset renferme le portrait de feu Robert, et les noms des nobles présentés par le majordome sont… ceux des médicaments !
Barbe & Doucet résolvent ainsi de manière ironique et élégante le problème initial en se concentrant sur l’idée de mémoire, c’est-à-dire en partant des objets appartenant à la femme, la vieille Marie, se souvenant de son passé d’auxiliaire chez les chasseurs alpins et de sa rencontre avec le Tyrolien qui lui a sauvé la vie : « Nous voulions également exprimer les aspects poignants du sujet : nous avons tous des parents ou des grands-parents mais nous oublions souvent leur vie passée, et nous les abandonnons dans des endroits comme les maisons de retraite, où ils perdent parfois la mémoire ou confondent le passé avec le présent », écrivent Barbe & Doucet dans les notes du programme.
Une lecture teintée de nostalgie
Les opéras de Donizetti sont souvent imprégnés de comique et de nostalgie, notamment Don Pasquale et La fille du régiment : la page que chante Marie lorsqu’elle doit quitter ses nombreux pères adoptifs, « Il faut partir, mes bons compagnons d’armes », est un moment de grande émotion, tout comme celle du deuxième acte, « Par le rang et par l’opulence, | en vain l’on a cru m’éblouir », une page souvent supprimée alors qu’ici elle est conservée- même si elle est en fait un peu une duplication de la première et ne parvient pas à transmettre la même émotion. Mais cet air nous donne l’occasion d’ entendre le violoncelle obbligato qui accompagne superbement le chant de Marie… La figure de la marquise de Berkenfield, bien que caractérisée avec humour, présente également une dimension sérieuse : elle est tombée amoureuse d’un gentilhomme, le capitaine Robert, qu’elle ne peut pas épouser et l’enfant qu’elle a eu de lui ne peut pas être présenté à sa famille. C’est une femme accablée par un chagrin qu’elle tente de dissimuler : celui lié à une fille qu’elle croyait perdue et qu’elle décide, lorsqu’elle la retrouve, de marier à une famille noble pour compenser son humble passé de cantinière de régiment. Mais lorsqu’elle se rend compte qu’elle est en train de la sacrifier pour un mariage non désiré, tout comme elle l’avait fait elle-même jadis, elle décide de faire voler en éclats toutes les conventions sociales et bénit le jeune couple.
Le spectacle est un vrai plaisir pour les yeux, avec les costumes des années 1940 conçus par Barbe & Doucet, lesquels ont également réalisé des décors pleins d’esprit ; le rythme cependant n’est pas toujours soutenu : les dialogues en français ne sont pas toujours aussi fluides qu’on le souhaiterait et la direction d’acteur n’est pas des plus efficaces.
Une belle exécution musicale, et le triomphe de John Osborn
D’un point de vue musical, le spectacle est une réussite : la direction de Stefano Ranzani est pleine de brio ; l’équilibre entre orchestre et chanteurs est préservé, les tempi alanguis et les couleurs instrumentales sont clairement ceux du Donizetti de la maturité. La distribution vocale a pour fer de lance le Tonio de John Osborn, qui fait preuve d’une formidable maîtrise du rôle. L’expressivité, l’élégance et l’excellente diction sont parmi les éléments que l’on reconnaît toujours chez le ténor de Sioux City, qui afronte les fameux neuf do avec une extrême facilité et, cela va sans dire, doit les bisser sous les acclamations du public : lors de la reprise, il se permettra même quelques variations ! Une performance qui suscite le même enthousiasme que l’année dernière à Bergame ! À ses côté, la Marie de Maria Grazia Schiavo, qui fait ses débuts dans le rôle, ne démérite certainement pas : la soprano napolitaine résout la quasi-totalité des pièges du rôle-titre, elle fait preuve de sensibilité et d’ expressivité, ses aigus sont brillants ; il lui manque cependant l’esprit nécessaire au rôle, et sa diction est quelque peu incertaine, notamment dans les dialogues. Armando Noguera a quant à lui délivré une excellente performance : son Sulpice possède une voix à la projection assurée, un timbre plein, une présence scénique vivante et une articulation très précise des mots français. La marquise de Berkenfield de Natascha Petrinsky est également fort satisfaisante : elle se caractérise par un timbre presque dramatique et une personnalité scénique forte, mais jamais trop chargée. Le personnage de la duchesse de Crakentorp était interprété par Marisa Laurito, une actrice de la télévision italienne populaire, qui a confirmé son aisance sur scène, mais plutôt que la vieille duchesse snob, elle a joué son propre rôle… La voici donc qui comble l’attente de l’arrivée de la mariée – « Elle va venir…. Elle a tant à cœur de plaire à Madame la Duchesse » : la marquise s’empresse de se justifier – en entonnant à l’improviste une chanson des annés 1940 ! Un peu plus tôt, Marisa Laurito s’était présentée en tant qu’ infirmière, une seringue à la main, prête à inoculer des vitamines à tous les hommes présents sur scène ! Excellent, l’Hortensius de Guillaume Andrieux, qui s’avère être un acteur tout à fait convaincant.
Le théâtre, plein à craquer pour la représentation de dimanche après-midi, a accueilli tous les artistes très chaleureusement, réservant à Osborn d’immenses ovations. Encore trois autres représentations, puis ensuite le spectacle prendra la route vers d’autres théâtres…
Marie : Maria Grazia Schiavo
Marquise de Berkenfield : Natasha Petrinsky
Duchesse Krakenthorp : Marisa Laurito
Tonio : John Osborn
Sulpice : Armando Noguera
Hortensius : Guillaume Andrieux
Caporal : Matteo Ferrara
Un paysan : Mathia Neglia
Orchestre et chœur de La Fenice, dir. Stefano Ranzani
Chef de chœur : Alfonso Caiani
Mise en scène, décors et costumes : Barbe & Doucet
Lumières : Guy Simard
Vidéo : Guido Salsilli
La Fille du Régiment
Opéra-comique en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean-François Bayard, créé à l’Opéra-Comique le 11 février 1840.
Venise, Teatro La Fenice, Représentation du dimanche 16 octobre 2022.