Reprise de La Sonnambula vue par Rolando Villazón, déjà présentée au Théâtre des Champs-Élysées en juin 21 : Sara Blanch y confirme la place de choix qu’elle occupe désormais parmi les sopranos coloratures !
Une Somnambule sous le signe de revendications sociales…
Sous la direction précise et attentive de Giuliano Carella et mis en scène par le grand ténor Rolando Villazón, le rêve et la liberté incarnés par la belle Amina se heurtent à l’ordre social. D’ailleurs, le spectacle débute par des revendications sociales : les artistes sollicitent des moyens supplémentaires pour que le public puisse encore « se nourrir de rêves » (slogan de l’Opéra de Nice) dans des conditions optimales.
Avant que l’opéra ne commence, les membres du chœur de l’Opéra de Nice investissent la salle et des représentants de chaque corps (ballet, orchestre, chant) prennent la parole : « Alors même que le maire affiche son ambition de faire de Nice la capitale européenne de la culture en 2028, que la ville demande un label national pour son opéra (…), le manque de moyens humains et matériels provoque une désorganisation constante et l’épuisement du personnel ». Les artistes de l’opéra de Nice sont les moins bien rémunérés de France (en moyenne 20% de moins que partout ailleurs, hors Paris). Cela fait 38 ans qu’il n’y a pas eu de revalorisation salariale et le salaire d’un artiste est souvent proche du smic, ce qui crée des situations de précarité, notamment pour les danseurs de ballet qui, à l’instar des sportifs de haut niveau, sont contraints de partir à la retraite plus tôt. Pour le chœur, il n’y a pas de salle de répétition dédiée. Les costumes sont usés et l’entretien des instrument pour les musiciens, à leur charge, est onéreux. Un exemple nous est donné : une clarinette de qualité coûte entre 5000 et 14 000 €, doit être changée tous les 5 à 7 ans et peut coûter jusqu’à 1000€ de frais d’entretien par an. Certains se voient contraints de jouer sur un instrument moins performant faute de moyens. En l’absence de réponses à leurs sollicitations auprès de la mairie, les artistes interpellent le public et les mécènes présents en cette soirée de gala pour implorer leur générosité.
Le spectacle est retardé d’une heure, les artistes mobilisés se tiennent à la disposition des mécènes pour leur faire part de leurs difficultés. Certains grincheux huent les artistes qui apparaissent pour la première fois sans le masque de leur rôle et parlent à découvert, mais bientôt les applaudissement couvrent les cris de mécontentement, le soutien aux artistes gagne la salle.
… et de l’onirisme
Avec un décor de Johannes Leiacker rappelant l’arrière-plan du tableau romantique de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, l’opéra de Bellini, sur un livret de Felice Romani, est directement placé sous le signe de l’onirisme. Il est le lieu d’expression privilégié du belcanto, où « le chant est le véhicule d’une émotion juste » pour Giuliano Carella. Le thème du somnambulisme est alors un thème à succès, L’Encyclopédie des Lumières y consacre un article, Ferdinand Paër et Michel Carafa en font chacun un opéra, Eugène Scribe compose un ballet-pantomime adapté d’un vaudeville co-écrit avec Casimir Delavigne, mais le chef-d’œuvre de Bellini est le seul qui traversera les siècles par-delà rêves et réalité.
L’incarnation de Sara Blanch : grâce et légèreté
La soprano Sara Blanch, qui a triomphé cet été dans Adina de Rossini à Bad-Wildbad, interprète Amina, la promise d’Elvino, avec une grâce sans égale et beaucoup de légèreté. Dans son jeu d’actrice, maîtrisé à la perfection, elle virevolte sur la scène, enthousiaste à l’idée de se marier. Son ingénuité, sa pudeur et sa sensualité se traduisent dans sa voix qui atteint les suraigus avec un éclat cristallin. Sa voix claire et légère entame des vocalises impétueuses avec délicatesse, son vibrato fait résonner ses notes comme un tintement sûr, jamais pesant et toujours aérien. Pétillante, la soprano incarne la Somnambule à merveille, subtile dans ses pianissimi et exaltée dans ses forte. Elle joue avec les enfants, et les autres la regardent mi intrigués mi attendris, comme s’il s’agissait d’une marginale. Sa sensibilité déborde le réel pour pénétrer le monde des rêves. Une échelle disposée sur le mur et se prolongeant jusque dans les nuages évoque la singularité d’Amina, sincère et incomprise. Lors de ses crises de somnambulisme, trois danseuses accompagnent avec légèreté ses pas et son chant : Mathilde Maritet, Camille Lopez et Fanny Alton. Cheveux au vent et vêtues de robes simples à volants blancs elles suggèrent l’évanescence du rêve, son aspect fugitif et léger, en marge de la réalité et rendent compte de la pureté du cœur d’Amina, elle aussi vêtue de blanc. Cette dernière respire l’espoir d’une vie de bonheur et rend compte d’une liberté exprimée sans entraves.
Une très belle distribution
Le ténor Edgardo Rocha, qui interprète Elvino, montre beaucoup d’application à l’exécution de son rôle, son chant étant dépourvu de toute lourdeur. Sa couleur de voix est métallique dans les aigus et il ne couvre pas par sa puissance celle de sa partenaire, la belle Amina. Leur duo est savamment dosé, homogène et doux. De nombreux passages sont chantés quasiment a capella comme si la musique de Bellini se réservait le droit de ne pas consentir aux déclarations mutuelles des amants, par anticipation avec la suite où Elvino, se croyant trahi décide de se marier avec l’aubergiste, Lisa.
Celle-ci est incarnée par la soprano Cristina Gianelli dont les vocalises marquées se distinguent de celles de sa rivale, plus fluides. L’une s’affirme en tant que membre du corps social, l’autre s’en échappe pour rejoindre les rêves. Le vibrato de Lisa a de la chair et son soutien vocal est assuré. Alessio, joué par Thimothée Varon, essaie de la dissuader de croire encore à son amour pour Elvino. Le baryton tente de la convaincre, avec une voix égale et claire, de l’aimer, lui.
La mère d’Amina est interprétée par Annunziata Vestri, mezzo-soprano qui fait entendre une couleur de voix très particulière, mûre et puissante. Elle défend sa fille avec dévouement – autant vocal que scénique – lors de la scène violente où Amina subit les crachats de la foule.
Le Comte Rodolfo est incarné avec beaucoup de prestance par Adrian Sâmpetrean tiraillé entre son désir pour Amina et sa vertu. La basse chante avec aisance, souplesse et puissance. Sa voix timbrée, soutenue par un coffre infaillible suggère la protection. Il est le seul en effet à pouvoir laver Amina de l’affront qu’on lui fait en la soupçonnant d’adultère : « Elle est somnambule, elle est innocente », s’exclame-t-il en brandissant un livre de médecine qui explique l’étrangeté de cette affection. Au XIXe siècle, lors des représentations, nombre de spectateurs découvraient alors en même temps que les villageois ce qu’était le somnambulisme…
Cette coproduction de l’Opéra Nice Côte-d’Azur avec le théâtre des Champs-Elysées, la Semperoper Dresden et le Metropolitan Opéra de New-York révèle l’aspect onirique de l’opéra de Bellini avec art. La grâce de l’interprète principale touche le public. En cette soirée de novembre qui coïncide à un jour près avec l’anniversaire de la naissance du compositeur, les spectateurs assistent aux heurts entre rêve et réalité, l’espoir d’une expression artistique réussie et le manque de moyens pour y parvenir. Les mécènes sont bienvenus et remerciés…
Amina : Sara Blanch
Teresa : Annunziata Vestri
Lisa : Cristina Giannelli
Elvino : Edgardo Rocha
Conte Rodolfo : Adrian Sâmpetrean
Alessio : Timothée Varon
Chœur de l’Opéra de Nice, Orchestre Philharmonique de Nice, dir. Giuliano Carella
Mise en scène : Rolando Villazón, reprise par Jean-Michel Criqui
Décors : Johannes Leiacker
Chorégraphie : Philippe Giraudeau
Costumes : Brigitte Reiffenstuel
Lumières : Davy Cunningham
Vidéo : Renaud Rubiano
Studio Mirio / Innovative Visual Creations
La Sonnambula
Mélodrame en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé le 6 mars 1831 à Milan (Teatro Carcano)
Représentation du vendredi 04 novembre 2022, Opéra de Nice.