À Bordeaux, une magnifique Madame Butterfly en ouverture de saison
Madame Butterfly, c’est la rencontre de deux mondes qui ne comprennent pas et de deux êtres révélés dans l’inouï de la nature humaine. À elle, l’amour sublimé, à lui, la veule bassesse, à toutes et tous, des contrastes culturels flagrants emprunts d’une cruauté certaine. Cette production dans la mise en scène de Yoshi Oïda se base sur la version Brescia 1904 de la partition de Puccini en reprenant des éléments issus de la version originale de la Scala de 1904. Ce choix met en relief des personnages et situations supposés secondaires mais éclaire d’une manière crue les violences ordinaires presque quotidiennes qui conduiront à un drame plus grand que nature. On entendra ainsi Pinkerton insulter les serviteurs de Butterfly en les comparant à des mouches qui boivent des liqueurs nauséabondes, se moquer de la famille de Butterfly et de l’oncle Yakusidé, ce même oncle et la cuisinière qui interrompront le commissaire en pleine cérémonie de mariage ou Pinkerton, encore, dédaigner la famille de sa nouvelle épouse, une famille n’hésitant pas à se moquer elle aussi de ses membres dont Cio-Cio San. Une version en deux actes qui souligne également la longue déchéance de Butterfly. La pauvreté et les privations ne seront que les débuts d’une descente aux enfers dont les portes se fermeront sur l’arrivée de la nouvelle femme de Pinkerton annonçant presque innocemment que l’enfant issue de cette union alla giapponese doit partir avec elle en Amérique, chose « certes triste, mais la meilleure chose à faire ». Des évènements bien loin d’être mineurs, courts par leurs durées formelles mais puissamment marquants par ce qu’ils montrent des petitesses humaines.
Cette production de Madame Butterfly signée Yoshi Oïda a été créée en 2016 à Göteborg. Le metteur en scène japonais était encore adolescent lorsqu’il a vécu l’occupation américaine du Japon après la seconde guerre mondiale et il sait avec poésie et finesse retranscrire ces contrastes civilisationnels profonds. Ancien membre de la troupe de théâtre de Peter Brook, Yoshi Oïda ne pousse cependant pas l’épure visuelle aussi loin que celle du metteur en scène britannique. Économie de moyens tout de même. Au centre de la scène un tatami sur une estrade, à cour et à jardin quelques bonzaïs, une fontaine et, pour habiller les espaces, quelques meubles et paravents aux inscriptions indéchiffrables pour le critique ignorant des idéogrammes japonais. Idéogrammes recouverts, au deuxième acte, de journaux qu’on suppose américains et qui soulignent l’abandon par Butterfly de sa culture au profit de celle de son époux. Le Japon, les États-Unis, le jardin et la maison sont bien là, la beauté de la nature s’habillant d’origamis.
Un pont métallique surplombe la scène, échafaudages et tôles ondulées servent de cadre de scène. De cette ensemble « technique » naitront les éclairages (en lanternes de papier évidemment), les chorégraphies et les habillages à vue du chœur. Nous sommes au Japon mais aussi au théâtre et ce qui aurait pu enlever de l’émotion à l’œuvre n’en apporte que plus de puissance tant l’ensemble est au service du drame qui se joue. La direction d’acteurs est intelligente et aiguisée avec un léger regret pour les scènes secondaires mises en avant par cette version de la partition de Puccini dont nous avons parlé précédemment, et qui nous ont semblé parfois un brin surjouées. À noter, un très bel usage dramatique des costumes (le kimono de mariage de Butterfly et les costumes aux couleurs « acides » du chœur).
Karah Son se montre particulièrement émouvante en Cio-Cio San, un rôle qu’elle promène sur les plus grandes scènes lyriques mondiales et qu’elle a joué à la création de cette mise en scène. L’évolution psychologique de Butterfly est magnifiquement dessinée et l’actrice se révèle bluffante dans son portait de femme-enfant aveuglée par l’amour, à la fois victime mais aussi maîtresse de ses choix jusqu’à la fin tragique. Une fin moins sanglante qu’à l’accoutumée mais à la réussite visuelle incontestable. Vocalement, l’incarnation manque parfois de puissance avec un médium de la voix qu’on aurait souhaité plus présent, la soprano semblant s’économiser pour assurer sur la durée l’interprétation de ce rôle qui réclame endurance vocale et ressources émotionnelles. Le lyrisme attendu est pourtant bien là aux moments « cruciaux » de la soirée avec un « Un bel dì vedremo » bien conduit, à l’aigu final puissant et longuement tenu et un dernier air « Tu? Tu ? Piccolo iddio » intense et charnel.
En Pinkerton, Riccardo Massi est particulièrement bien chantant (très bel « Adio, fiorito asil…) et campe à la perfection ce personnage de colon Yankee tellement pédant et lâche qu’on résiste difficilement, aux saluts finals, à l’envie de le huer. Scéniquement, le ténor ne cherche à nullement atténuer ce côté détestable par un quelconque semblant d’introspection et d’hésitation. Ce mariage arrangé lui convient très bien, pas d’hésitation non plus à coucher avec cette jeune fille de 15 ans et une facilité déconcertante à fuir et à laisser sa nouvelle épouse annoncer seule à Butterfly qu’ils vont lui prendre son fils. Osons le dire, ce soir le salaud était parfait.
La mezzo-soprano Marine Chagnon est une très belle et émouvante Kate Pinkerton et c’est une chance que le rôle ait gagné en présence et en musique dans cette version. André Heyboer est de la même eau en Sharpless. Le baryton est chaleureux et son interprétation du consul américain nuancée et sensible. Virginie Verrez est une excellente Suzuki. Sa voix charnue et concentrée s’accorde particulièrement bien avec celle de Karah Son. Cela nous vaudra un très beau Duo des Fleurs. L’actrice est émouvante et son personnage d’une loyauté, d’une dignité et d’une constance des plus touchantes. Philippe Do est impeccable en Goro sans foi ni loi mais nous avons déjà connu Jean-Vincent Blot plus percutant vocalement, la mise en scène et son costume ne lui facilitant pas particulièrement la tâche. N’oublions pas de citer Ugo Rabec, Loick Cassin, Jean-Pascal Introvigne, Christine Lamicq, Héloïse Derache et Amélie de Broissia pour leur incarnation de ces rôles secondaires qui sont ici loin de l’être et soulignons encore une fois la très belle tenue des Chœurs de l’Opéra de Bordeaux qui nous ont offert un magnifique «coro a bocca chiusa » en début de deuxième acte.
Si la réussite de cette Madame Butterfly tient à la très belle mise en scène de Yoshi Oïda et à la qualité de la distribution réunie ici, avouons tout de même qu’elle revient surtout à la direction musicale précise et sensible de Paul Daniel et aux qualités interprétatives et instrumentales de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Le chef d’orchestre britannique maîtrise à la perfection l’art de faire sonner l’orchestre puccinien avec un sens certain des couleurs, des équilibres, de la narration musicale et de la gestion des effets dramatiques. L’orchestre répond avec précision, nuances et puissance à sa baguette inspirée. Bravo Maestro !!!
Madame Butterfly, Cio-Cio-San : Karah Son
Suzuki : Virginie Verrez
Kate Pinkerton : Marine Chagnon
Pinkerton : Riccardo Massi
Sharpless : André Heyboer
Goro : Philippe Do
Le Prince Yamadori : Etienne de Bénazé
Le Bonze : Jean-Vincent Blot
Yakusidé : Jean-Pascal Introvigne
Commissaire impérial : Hugo Rabec
L’Officier du Registre : Loïck Cassin
Mère de Butterfly : Christine Lamicq
La cousine : Héloïse Derache
La tante : Amélie de Broissia
Figuration et enfants :
Lucien Roche
Elia Mounier
Marie Mounier
Père de Butterfly : Naoki Fujimoto
La danseuse : Maureen Mouttou
Léo Fournier, Thomas Groulade, François Muyttens, Bastien Plas
Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dir. Paul Daniel
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux – Salvatore Caputo, direction
Mise en scène : Yoshi Oïda
Scénographie : Tom Schenk
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck
Lumières : Fabrice Kebour
Madame Butterfly
Tragédie japonaise en deux actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, d’après la pièce de David Belasco Madame Butterfly, basée sur une nouvelle de John Luther Long (1898), créée au Teatro alla Scala, Milan, le 17 février 1904.
Opéra National de Bordeaux, représentation du jeudi 10 novembre 2022.