Une troupe à l’enthousiasme convaincant célèbre les noces du minimalisme et de la poésie à l’Opéra de Rennes
C’est au début des années 1990 que Philip Glass décide de revêtir de musique les œuvres de Jean Cocteau. Surpris qu’aucun compositeur français n’en ait eu l’idée avant lui, il se penche d’abord sur ses films (Orphée, La Belle et la Bête), avant de métamorphoser le roman les Enfants terribles en « dance opera » conçu pour trois pianos et quatre chanteurs doublés par quatre danseurs. Si la production présentée ce mois-ci à l’opéra de Rennes – la troisième sur les scènes françaises, après celles de Paul Desveaux (Théatre de l’Athénée, 2009) et de Stéphane Vérité (Opéra de Bordeaux, 2011) – fait l’économie des danseurs, elle n’en omet pas pour autant le mouvement. Le mouvement est même au centre du dispositif imaginé par la metteuse en scène Phia Ménard : un plateau constitué de trois cercles concentriques tournant à des vitesses et dans des directions variables, soumettant les personnages qui s’y trouvent (chanteurs, narrateur mais aussi pianistes) à leurs propres lois physiques. Idée d’une ingénieuse simplicité, qui résonne parfaitement non seulement avec la musique de Glass, dont les motifs lancinants tiennent autant de l’hypnose que de la course à l’abîme, mais aussi avec la « poésie de cinéma » de Cocteau. De très beaux intermèdes rehaussés de jeux de lumières stroboscopiques évoquent ainsi les étranges mouvements des personnages des films de la trilogie orphique.
Au centre de la scène proprement dite, un décor minimaliste de cloisons et claustras mobiles figure une chambre d’Ehpad – et c’est la seconde surprise qui guette le spectateur. Car là où Cocteau raconte la relation fusionnelle entre deux adolescents, Paul et Elisabeth, sous le regard du fidèle ami Gérard, Phia Ménard a opté pour une mise en abyme puisque les « enfants » sont devenus des vieillards dans une maison de retraite médicalisée. La transposition est audacieuse mais fonctionne plutôt bien : le langage de Cocteau, qui nous semble aujourd’hui désuet dans la bouche d’adolescents, sonne soudain plus naturel ; les chamailleries graves et puériles des personnages sont celles de « seniors » retombés en enfance ; les errances oniriques de Paul et Elisabeth deviennent les divagations de patients médicamentés, voire des hallucinations où les casques de réalité virtuelle remplacent l’opium cher au poète ; enfin, le rôle du narrateur n’est plus confié au personnage de Gérard, partie prenante de l’intrigue, mais à un médecin (qui prendra les traits de Cocteau le temps d’un monologue).
Le fragile trio traversé de pulsions amoureuses contrariées volera en éclats avec l’irruption d’Agathe, sosie de l’élève Dargelos dont Paul est secrètement épris, puis le mariage d’Elisabeth avec Michael, personnage d’autant plus invisible qu’il meurt au lendemain de leurs noces. Ce mélodrame de chambre – à tous les sens du terme, puisque la chambre est bien l’unique horizon de ses protagonistes – est vécu avec conviction par chacun des interprètes mais leur chant, sorte de parlé-chanté paroxystique, n’est pas exempt d’une monotonie étrange. Était-ce l’obligation dans laquelle nous nous trouvions, en ce soir de première où les surtitrages n’étaient pas encore activés, de prêter particulièrement attention aux paroles ? Le chant, proche du Poulenc de la Voix humaine, par exemple, semblait trop souvent en concurrence avec les boucles répétitives des pianos pour s’épancher avec aisance dans la salle et restituer clairement les articulations du drame. Reste un engagement scénique total des interprètes : Olivier Naveau et François Piolino traduisent avec sensibilité la dimension candide de leur personnage, jouets tragiques pris dans la « machine infernale » coctaldienne ; Mélanie Boisvert touche par son mélange de rudesse et de fragilité, que semble répliquer en miroir l’Agathe d’Ingrid Perruche. Enfin, dans le double rôle du médecin et de Cocteau, le comédien Jonathan Drillet n’est pas loin de voler la vedette à ses partenaires, avec sa verve et sa cocasserie qu’on dirait empruntées à un Edouard Baer.
Deux heures durant, pendant que le remarquable trio de pianistes déroulait ses mélismes minimalistes, l’impression ne nous a pas quitté d’assister à un merveilleux moment de théâtre. Signe d’une soirée d’opéra imparfaite ? Nous préférons voir le Glass à moitié plein, et saluer cette production aussi originale qu’inventive.
Paul : Olivier Naveau
Elisabeth : Mélanie Boisvert
Gérard : François Piolino
Dargelos/Agathe : Ingrid Perruche
Narrateur / Cocteau : Jonathan Drillet
Nicolas Royez, Flore Merlin, Emmanuel Olivier : pianos
Emmanuel Olivier : Direction musicale
Phia Ménard : Mise en scène et scénographie
Clarisse Delile : assistance à la mise en scène et scénographie
Jonathan Drillet : dramaturgie
Éric Soyer : lumières
Gwendal Malard : assistant lumières
Marie La Rocca : costumes
Cécile Kretschmar : maquillage / coiffure