Opéra Royal de Wallonie-Liège : ALZIRA à l’épreuve de la scène
L’Opéra Royal de Wallonie-Liège redonne sa chance à la rarissime Alzira de Verdi
Si Alzira n’est certes pas un chef-d’œuvre, les représentations liégeoises montrent que cet opéra, loin d’être indigne, peut avoir sa place sur les scènes lyriques, au même titre que d’autres Verdi de jeunesse…
Une production particulièrement attendue
Cette production d’Alzira (déjà présentée à Lima et à Bilbao) était particulièrement attendue pour deux raisons : l’extrême rareté de l’œuvre tout d’abord, réputée médiocre – pour ne pas dire mauvaise –, que même le Festival Verdi de Parme ne programme qu’exceptionnellement ; et d’autre part, les débuts de Giampaolo Bisanti en tant que nouveau directeur musical de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège.
Nous avons proposé une analyse d’Alzira dans un dossier consacré à l’œuvre : nous avions conclu qu’il ne s’agissait évidemment pas d’un grand (ni même, peut-être, d’un « bon ») Verdi, tout en soulignant malgré tout la réelle beauté de certaines pages et surtout l’intérêt de l’œuvre en tant que creuset où se rencontrent et se mêlent plusieurs idées musicales qui renaîtront, sous une forme plus aboutie, dans divers chefs-d’œuvre de la maturité. Restait à savoir si l’œuvre résisterait à l’épreuve de la scène. À l’issue des représentations liégeoises, la réponse est oui ! Au-delà du côté « exotique » du cadre de l’intrigue, le livret convoque d’une part des personnages mus par des sentiments, des pulsions (amour non partagé, mariage imposé, jalousie, magnanimité et pardon) dont tout l’ottocento fera son miel, d’autre part des ressorts dramatiques certes rebattus (annonces d’une fausse mort, d’une fausse trahison, reconnaissance in extremis de « l’homme qui m’a jadis sauvé la vie »,…) que l’on est tout à fait disposé à accepter dans maintes œuvres de la maturité : pourquoi les condamnerait-on dans cette œuvre de jeunesse ? La musique, enfin, si l’on passe outre une ouverture et des chœurs très « ploum ploum ran-plan-plan », est loin d’être insignifiante : l’air d’Alzira, au premier acte, est fort bien construit, et dès la supplique du vieil Alvaro lors du premier finale (« Nella polve, genuflesso »), la partition prend son envol et fait entendre plusieurs pages inspirées et tout à fait en situation sur le plan dramatique.
Le premier opéra dirigé à Liège par Giampaolo Bisanti en tant que nouveau directeur musical
La réussite musicale du spectacle repose sur les épaules de Giampaolo Bisanti (à la tête d’un orchestre et de chœurs en très bonne forme) dont l’acclimatation à Liège et à son opéra semble avoir pleinement réussi. Si le chef et les musiciens ne parviennent pas à donner de l’intérêt à une ouverture qu’il faut bien qualifier d’assez plate, ils trouvent par la suite le juste équilibre entre la flamboyance qu’appellent les œuvres du jeune Verdi et le refus de toute emphase qui pourrait faire sombrer la musique dans le mauvais goût. Un exemple parmi d’autres, l’introduction de la cabalette finale de Zamoro (« Non di codarde lagrime »), qui peut donner lieu à tant d’excès, fait ici entendre une ferveur, un élan certains mais mesurés : juste ce qu’il faut pour traduire musicalement la fougue du héros sans qu’on puisse taxer pour autant Verdi de facilité ou de vulgarité.
La distribution réunie par l’Opéra de Liège est à la hauteur des exigences de l’œuvre, jusque dans une équipe de seconds rôles solides d’où se distinguent notamment la Zuma impliquée de Marie-Catherine Baclin, l’Ovando sonore d’Alexander Marev et l’émouvant Alvaro de Luca Dall’Amico. La partition offre un rôle de baryton de premier plan, avec un panel d’émotions très large, plus, sans doute, que celui du ténor et de la soprano. Giovanni Meoni est un peu sur la réserve en première partie de soirée, et peine notamment à lancer la strette fougueuse par laquelle s’achève le finale du premier acte. Mais il gagne en assurance au fil du spectacle et se montrera pleinement convaincant dans son duo avec Alzira, et surtout dans la scène finale, réellement émouvante. Le ténor Luciano Ganci remporte un beau succès. Si l’émission peut parfois gagner encore en stabilité et en pureté (elle est parfois entachée de petites scories dans l’aigu), le chanteur possède à la fois la tendresse et toute la fougue qui caractérisent ce personnage – comme de nombreux autres rôles de ténor du premier Verdi. Enfin, Francesca Dotto est une très belle Alzira, douée d’une technique qui lui permet de venir à bout des embûches semées dans sa cabalette du I, mais aussi d’une belle sensibilité permettant de rendre le personnage attachant.
La lecture scénique de Jean Pierre Gamarra
La mise en scène de Jean Pierre Gamarra ne nous a que partiellement convaincu. La première partie du spectacle donne à voir un décor assez peu élégant (un plateau sur lequel sont disposés quelques épis de blé), qui a le défaut de rendre difficiles mouvements et déplacements, et nous vaut en particulier un prologue très figé, avec les choristes alignés à l’arrière-plan et des personnages assez statiques placés devant eux. La seconde partie s’avère nettement supérieure, avec plusieurs tableaux plus séduisants à l’œil et plus forts dramatiquement. Reste que la lecture proposée par le metteur en scène est selon nous problématique : ancrée dans nos positions post-colonialistes qui visent, à juste titre, à reconnaître les torts des Européens et à demander pardon aux peuples qu’ils ont opprimés, elle met en scène une Église cruelle (lors de son duo avec Alzira, Gusmano dénude brutalement la jeune femme pour lui imposer un baptême qui lui fait de toute évidence horreur), un gouverneur exclusivement obsédé par la « possession » de la femme sur laquelle il a jeté son dévolu, et d’une manière générale des hommes sans morale qui violentent les femmes. Soit. Mais ce n’est pas l’histoire racontée par Voltaire, Cammarano et Verdi, lesquels font triompher le christianisme à la fin de l’ouvrage, érigent Gusmano en modèle et font de son pardon final un exemplum qui convainc in fine Alzira et Zamoro de renoncer à leur civilisation et à leur religion pour embrasser celles du gouverneur. Ce discours est certes devenu aujourd’hui politiquement très incorrect, mais enfin c’est celui qui est à l’œuvre dans la tragédie de Voltaire et l’opéra de Verdi : si on ne le respecte pas, comment expliquer le changement d’attitude radical de Gusmano ? Verdi et Cammarano ont pris soin d’émailler le texte et le chant du personnage d’indices prouvant qu’il ne s’agit pas d’un monstre : le personnage, et c’est là tout son intérêt et son originalité, n’est pas tout d’une pièce comme peut l’être le Luna du Trovatore ; il se débat au contraire entre des sentiments et des pulsions contradictoires, en particulier un amour sincère pour Alzira, le désespoir de voir cet amour non partagé, le désir vain d’obtenir cet amour par la contrainte. Si Gusmano n’est qu’une brute épaisse, irrespectueuse, violente, comment peut-il subitement vanter, au finale du II, des valeurs telles celles de la bonté, de la charité, du pardon ? Comment, pourquoi Zamoro et Alzira peuvent-ils subitement tomber en admiration devant celui qui les a à ce point maltraités ? Comment Zamoro et surtout Alzira, si malmenée dans cette mise en scène par le christianisme, peuvent-ils in fine choisir d’embrasser cette religion et d’adorer le dieu de leur bourreau ? Cela devient tout simplement parfaitement invraisemblable…
À cette réserve près, l’Alzira proposée par l’Opéra Royal de Wallonie-Liège est un beau spectacle et une belle réussite, qui a conquis le public venu nombreux : preuve qu’une programmation courageuse, originale, peut être couronnée de succès ! Merci, donc, d’avoir redonné sa chance à Alzira et d’avoir prouvé que l’œuvre pouvait avoir sa place sur les scènes lyriques au même titre que d’autres Verdi de jeunesse.
Alzira : Francesca Dotto
Zamoro : Luciano Ganci
Gusmano : Giovanni Meoni
Alvaro : Luca Dall’Amico
Ataliba : Roger Joakim
Zuma : Marie-Catherine Baclin
Otumbo : Zeno Popescu
Ovando : Alexander Marev
Orchestre et chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Giampaolo Bisanti
Mise en scène et lumières : Jean-Pierre Gamarra
Décors et costumes : Lorenzo Albani
Alzira
Opéra en un prologue et deux actes de Giuseppe Verdi, livret de Salvatore Cammarano d’après Voltaire, créé à Naples (Teatro San Carlo) le 12 août 1845.
Opéra Royal de Wallonie-Liège, représentation du vendredi 25 novembre 2022.