Les Noces de Figaro à Garnier : #MeToo au miroir de l’opéra
C’était la reprise d’un spectacle inauguré au début de l’année sous la direction de Gustavo Dudamel. L’affiche était alléchante, avec une prometteuse Jeanine de Bique en Suzanne. J’étais encore sous les sortilèges de sa sombre et bouleversante Alcina, sur la même scène, il y a tout juste un an.
Tout a bien commencé, avec une ouverture vif-argent, comme il se doit. Crescendo savamment orchestré, plans sonores subtilement agencés : Louis Langrée ouvre ce qui s’annonce comme une vraie folle journée. La mise en scène est à l’unisson, grâce à un subtil et ludique travail vidéo (commentant d’ailleurs tout le spectacle de façon plaisante) qui nous fait croire que nous sommes à la régie technique de ce spectacle.
Car toute l’originalité de la vision de Netia Jones est de placer ces Noces dans le lieu même où nous nous trouvons : à l’Opéra Garnier, avec ses portants et ses portes, ses loges de choristes et ses petits rats qui passent et dansent, apportant une vraie poésie dans ce maelström. À travers les fenêtres du 3e acte, ce sont les images des vrais immeubles de la rue Halévy. Le théâtre dans le théâtre n’est pas une nouveauté. C’est même un topos de nombreuses mises en scènes lyriques récentes et plus encore de toute une tradition d’opéra – il n’est qu’à penser à L’opera seria de Gasmann en 1769.
Alors, loin des paysans venant chanter la jeune mariée, ce sont des membres du chœur et du personnel de l’opéra qui se pressent en dénonçant les agissements sexistes, les violences et le harcèlement sexuel, avec les vraies affiches qui furent placardées, il y a deux ans, dans les couloirs de la vénérable institution. Le NON s’impose même au Comte, qui, duplice, scotche lui-même l’affiche sur la porte de la loge de Suzanne. Un Comte d’aujourd’hui, qui vapote, pendu à son téléphone portable et se blesse avec un tournevis électrique lorsqu’il veut forcer la porte du cabinet de la Comtesse. Pourquoi pas ? Même si, malgré de bons moments, tout ne fonctionne pas de façon cohérente dans cette lecture ultra féministe.
Ainsi, lors du duo Suzanne – Chérubin du deuxième acte, la musique est totalement parasitée par ce qui se passe dans la pièce d’à côté, à jardin : on y voit une chanteuse anxieuse qui attend pour passer son audition et voit surgir son accompagnateur dont la nudité n’est occultée que par une serviette de bain. Ombre d’Harvey Weinstein ou de DSK ? À trop vouloir prouver…
Mais le vrai problème de la soirée venait d’une déception dès les premiers échanges vocaux. Face à un Figaro humain, campé par Luca Pisaroni au jeu particulièrement convaincant et à la voix ample – mais avec des aigus difficiles – Suzanne se révéla en retrait. Qu’est devenue la voix envoutante de son Alcina ? Elle semblait avoir rapetissé, s’être tassée. Le timbre n’avait plus les mêmes moirures et la puissance manquait. Il fallut attendre la fin de « Deh vieni, non tardar », son tout dernier air, pour retrouver la grâce poétique entendue l’an dernier, celle qui fait tout son attrait.
A contrario, le Comte de Gerald Finley en impose à tout moment, tant par la voix que par le geste. Une présence charnelle, quasi magnétique. Mais était-il besoin de lui faire endurer ce jeu de scène pendant « Hai gia vinta la causa? » du 3e acte, air magnifiquement mené mais entravé scéniquement par le fait qu’il doit se déshabiller sur scène en jetant ses habits à l’encan ?
La Comtesse de Miah Persson est bien moins convaincante. Son « Dove sono » révèle une voix tendue (en lien avec un soir de première ?) alors que « Porgi Amor » débute de façon prosaïque, manquant de puissance, de rondeur et d’incarnation. La Comtesse version #Metoo manque de charme, de sensualité.
Ce sont alors Chérubin, Marceline et Barberine qui raflent presque la mise du côté féminin. Rachel Frenkel réussit ses débuts au Palais Garnier, malgré un premier air un peu tendu et aux aigus difficiles. Son Chérubin, transformé en ado avachi en sweet à capuche, est plus que crédible (sauf quand il se caresse sur scène à la fin de « Non so piu »…) et sa voix sait nous toucher. La Marceline de Sophie Koch a la musicalité légendaire de cette mezzo qui joue ici les cougars classieuses avec une puissance qui impressionne. Et la Barberine de Ilanah Lobel-Torres, qui n’a pas son désir dans sa poche, décalée par rapport à la petite ingénue si souvent campée, nous émeut vraiment avec « L’ho perduta me meschina », son air magique qui ouvre le dernier acte.
De fait, c’est un grain de folie et de poésie qui manquait à ce théâtre des sentiments et des pulsions. La responsabilité en incombe d’abord à la mise en scène qui rate l’enchainement diabolique des quiproquos, mais aussi, sans doute, à Louis Langrée qui conduit certes superbement un orchestre en forme, dont il sait tirer les moindres contrechants, avec de vraies couleurs mozartiennes, mais il manque cette énergie ravageuse qui emporterait tout sur son passage. Le duo « Sull’aria » est pris trop rapidement, sans mystère ni trouble, ce qui est dommage car Miah Persson et Jeanine De Bique y font entendre une réelle complicité vocale.
C’est donc un comble pour une mise en scène #Metoo : les deux hommes surpassaient ce soir-là leurs dames, d’une hauteur de sons et d’incarnation. À moins que ce ne soit là aussi un choix de la mise en scène, rappelant qu’il reste beaucoup de chemin à faire pour l’égalité des sexes. La toute dernière image nous montre un Comte dévalué, renvoyé par la production, dessaisi de son rôle au bénéfice d’un autre interprète, venant le remplacer en vue de la représentation à venir.
Cosi fan tutti ?
Il conte di Almaviva : Gerald Finley
La contessa di Almaviva : Miah Persson
Figaro : Luca Pisaroni
Susanna : Jeanine De Bique
Cherubino : Rachel Frenkel
Marcellina : Sophie Koch
Bartolo : James Creswell
Don Basilio : Éric Huchet
Don Curzio : Christophe Mortagne
Barbarina : Ilanah Lobel-Torres
Antonio : Franck Leguérinel
Due Donne : Boglárka Brindás, Teona Todua
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris, dir : Louis Langrée
Chef des Choeurs : Alessandro Di Stefano
Mise en scène, décors, costumes, vidéo : Netia Jones
Éclairages : Lucy Carter
Chorégraphie : Sophie Laplane
Collaboration à la mise en scène : Glen Sheppard
Dramaturgie : Solène Souriau
Collaboration à la vidéo : Ian Winters & Lightmap
Les Noces de Figaro
Opera buffa en 4 actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo da Ponte d’après Beaumarchais, créé le 1er mai 1786 au Burgtheater de Vienne.
Opéra Garnier, représentation du mercredi 23 novembre 2022