Décors pour le prologue, par Giacomo Torelli - 1645 - Gravure de Nicholas Cochin
Il y a quelque chose de profondément réjouissant dans ce spectacle. D’abord par son existence même, puisque la partition, révélée depuis peu, n’existe que par le hasard d’une redécouverte fortuite en bibliothèques. Pourtant, il s’agit bien du premier opéra donné en France, à la cour, en 1645, importé de Venise où il fut créé quatre ans plus tôt. Mais oublié, perdu, enfin retrouvé, il est désormais édité et fut réinventé il y a trois ans, pour quelques soirées, grâce à une coproduction entre l’Opéra de Dijon et Château de Versailles Spectacles. Le spectacle lui-même, qui a connu des vicissitudes et annulations liées au Covid, est particulièrement réussi et abouti, autant scéniquement que musicalement. Il est impossible de savoir jusqu’où ce « drame en musique » sur un livret du père de Barbara Strozzi était un rival, une réponse, voire une satire de « La finta pazza Licori », opéra de Claudio Monteverdi : cette partition là, sur un livret du même Giulio Strozzi, est bel et bien perdue.
Créée en 1627, elle avait été reprise à Venise en cette année 1641, celle de la création de l’oeuvre de Sacrati. Mais il est sûr que l’opéra de Sacrati est bien un important chaînon manquant retrouvé dans la galaxie de l’opéra baroque.
Photo Marc Dumont
Dès l’ouverture, où chaque musicien fait sonner son instrument avec gourmandise, le ton de la soirée avait été donné par des timbres somptueux, luxuriants puis par le contraste d’une danse d’une folle énergie anime. Il y a de la poésie et de l’électricité dans l’air. Leonardo Garcia Alarcon donne une impulsion, une urgence qui ne se démentiront pas un instant durant toute la soirée, plus encore que dans l’enregistrement de l’œuvre pourtant très réussi[1]
Lorsque le rideau s’ouvre avec une très grande élégance, la magie s’était déjà installée car le prologue nous a émerveillé, par le truchement des machineries, faisant apparaître dans les airs la Renommée et l’Aurore. La mise en scène de Jean-Yves Ruf s’impose d’emblée comme subtile, dépouillée, efficace et poétique, sachant jouer sur l’humour et les contrastes des situations. Les décors de Laure Pichat, délicatement mis en lumières par Christian Dubet, sont simples et élégants, jouant sur les voiles et les dévoilements, le rideau de scène – qui devient un élément de l’action – ou les frondaisons du troisième acte.
Ritournelles et sinfonie se succèdent tout au long d’une longue œuvre (trois heures de spectacle) mais où le temps ne compte pas tant l’intrigue et la musique nous emportent. C’est avant tout le récitatif qui prime, de loin. Les airs, duos, ensembles, sont rares, courts – splendides, émouvants. Chaque instrumentiste joue sur des couleurs qui semblent miroiter. Le continuo, très étoffé, comme Alarcon l’aime, jouit d’une invention de tous les instants, au gré des interventions des violes (Margaux Blanchard), de l’archiluth ou de la guitare (Monika Pustilnik), de la harpe (Marie Bournisien) parfois un peu trop volubile.
Photos Leonardo Garcia Alarcon
De fait, il s’agit vraiment d’une nouvelle création, car dans cette partition, tout n’est pas écrit, loin de là. Quel instrumentarium utiliser lorsque seul un clavecin, un violon et une basse sont indiqués ? Persuadé qu’à l’époque des 14 représentations vénitiennes de la création les musiciens s’en donnaient à coeur joie dans l’invention et l’imagination débridée, Leonardo Garcia Alarcon, le grand ordonnateur de cette redécouverte, a choisi la luxuriance instrumentale, pour notre plus grand plaisir.
Et nous voici plongés dans un opéra populaire vénitien, puisant dans la tradition et les codes de la commedia dell’arte et des musiques populaires, avec l’humour des situations, des références ou des personnages, comme cet Ulysse qui se déclare lui-même « trop marié ». Ulysse doté de la voix d’un contre-ténor là, superbement chanté par Gabriel Jublin, est campé dans un costume au pantalon bouffant qui nous présente un tout autre personnage que le voyageur de L’Odyssée. Quant à son compère Diomède (formidable Valerio Contaldo), il est la caricature de l’amoureux transi pour qui son ancienne amante, Deidamia, n’a plus un seul regard, elle qui n’a d’yeux que pour son Achille chéri.
Alors que dans notre imaginaire Achille est un des grands héros de la guerre de Troie, comment prendre au sérieux ce grand dadais qui se cache parmi un gynécée de femmes, déguisé lui-même en femme, sous le nom de Phyllis ? Dès son apparition, le metteur en scène Jean-Yves Ruf nous donne la clé : Achille est le pantin de ces jolies dames, dans le sein desquelles il se dissimule. Nous sommes loin du plus grand des héros car « Roi par le ciel, sollicité par la guerre, tu restes caché », jusqu’à ce que ses complices Ulysse et Diomède le retrouvent et réaniment sa flamme guerrière.
Gender fluide, Achille est « presque une femme » mais ne parle que d’armes. Et s’apprête immédiatement à passer d’une vie aussi douce que dissolue aux fracas des combats. Ce qui résonne sinistrement actuel : « Quand la cause est bonne, massacres et ruines provoquent une belle gloire ». Filippo Mineccia lui prête sa voix de contre ténor avec un changement de registre totalement maîtrisé et une musicalité hors pair.
Le désespoir frappe Deidamia, mère de leur enfant caché, amante aussitôt oubliée. Mais bientôt, la fureur l’emporte. Et sous nos yeux étonnés se déroule la première et longue scène de folie de l’histoire de l’opéra. Une folie feinte (d’où le titre même de l’opéra), par une femme duplice, qui n’a trouvé d’autre moyen pour faire revenir son amant que de simuler la démence, donnant raison à qui déclarait : « Mars ne sépare pas ce qu’amour a uni ». La folie donne matière à penser par certains commentaires énoncés par les autres protagonistes, sous le choc : « En ce siècle de vanité, le fou semble jouir davantage… De nos jours, mieux vaut faire le sot… » Tout ceci nous semble si intemporel. La fausse folle nous parle décidément de nous.
Cette grande scène qui clôt le deuxième acte est formidablement vécue par Marianna Flores, tout comme la précédente déploration ou le duo d’amour du troisième acte et chacune de ses interventions. Cette Finta pazza semble avoir été écrite pour elle, par son engagement comme par son parlar cantando, ses vocalises parfaites, son abattage ou sa sensualité. Tour à tour bouleversante, furieuse, amoureuse, déchaînée, Marianna Flores, en pleine possession de ses moyens vocaux, nous fait vivre un très grand moment d’opéra.
C’est toute la troupe qui nous enchante, tant il s’agit d’un travail d’équipe et d’excellence. La nourrice inénarrable de Marcel Beekman (qui se taille un beau succès au tout début du troisième acte en apostrophant le public hilare et en chantant une cantilène endiablée), l’eunuque truculent de Kacper Szelążek, les rôles d’Aurore et de Junon tenus par Julie Roset, le capitaine de Salvo Vitale… il faudrait tous les citer[2]. Tous sont à l’unisson de la réussite d’un spectacle où quatre contre-ténors viennent dynamiter les mythes et nous faire sourire.
S’il vous avez raté les représentations, il reste le plaisir de la découverte via la captation par France TV du spectacle de ce dimanche 4 décembre, disponible pendant un an[3].
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[1] Au printemps 2021, alors que le confinement imposait d’annuler les représentations prévues, Laurent Brunner eut la bonne idée de faire enregistrer l’oeuvre sur la scène de l’Opéra Royal. Seule la captation video n’avait pas pu se faire, un DVD ayant été prévu à l’origine, dans le coffret de l’édition. Cette première mondiale est indispensable à tout curieux d’opéra baroque, d’opéra tout court : https://www.youtube.com/watch?v=SqmEaWe1Zyo&t=2s
[2] Un petit bémol toutefois, pour le Licomède d’Alejandro Meerapfel, légèrement en retrait. Dans les rôles de la Renommée et de Minerve, Norma Nahoun dont les aigus sont métalliques au disque, où son timbre n’est pas mis en valeur par le micro, apparait bien plus à l’aise sur scène.
[3] https://www.france.tv/spectacles-et-culture/opera-et-musique-classique/4385521-la-finta-pazza-a-l-opera-royal-de-versailles.html?fbclid=IwAR1x6cklaPMbYvjhKNqBYXh51IElD0hwoNld7xnIJGiFKaOT_JmIN-vcOTg
Photo Marc Dumont
Mariana Flores : Deidamia
Filippo Mineccia : Achille
Gabriel Jublin : Ulisse
Valerio Contaldo : Diomede
Alejandro Meerapfel : Licomede
Norma Nahoun : Minerva et La Fama
Kacper Szelążek : Eunuco
Marcel Beekman : Nodrice
Salvo Vitale : Capitano
Julie Roset : Aurora et Giunone
Alexander Miminoshvili : Vulcano et Giove
Fiona McGown : Tetide, Vittoria
Capella Mediterranea, dir. Leonardo Garcia Alarcon
Jean-Yves Ruf, mise en scène
Laure Pichat, décors
Claudia Jenatsch, costumes
Christian Dubet, lumières
La finta pazza
Opéra en un prologue et trois actes de Francesco Sacrati, livret de Giulio Strozzi, créé au Teatro Novissimo de Venise en 1641.
Représentation du 3 décembre 2022, Opéra de Versailles