Daniel Fish monte Candide à l’Opéra de Lyon en en faisant disparaître l’histoire, les personnages, et en s’opposant à la musique de Bernstein… À quoi bon ?
Bernstein et Voltaire trahis par l’esprit de sérieux
Comment est-il possible de monter Candide, cette comic operetta créée à Broadway, sans une once d’humour ? Cette question résume l’immense ratage de la production proposée en cette fin d’année par l’Opéra de Lyon. Daniel Fish, le metteur en scène, explique dans une vidéo avoir voulu construire quelque chose qui « s’opposerait à la musique excessive, expressive et luxuriante » de Bernstein. Dans les notes de programme, il s’interroge ingénument : « Que se passe-t-il lorsque le personnage et le récit disparaissent et que les interprètes, leur corps, leur voix et leur présence interagissent avec la glorieuse musique de Leonard Bernstein ? » On serait tenté de lui demander en retour : à quoi bon monter un opéra si c’est pour en faire disparaître l’histoire et les personnages ? Et pourquoi chercher à s’opposer à la musique qu’un metteur en scène est censé servir ?
Le plus incompréhensible est encore d’avoir choisi pour cobaye de cette expérience l’œuvre de Bernstein, qui convoque pas moins de vingt-huit rôles et multiplie décors et situations dramatiques avec cette frénésie de mouvement qui est l’esprit même du style voltairien. Ici, le décor se réduit à un plateau vide et noir au fond duquel s’alignent une quarantaine de chaises, balayé par une sorte de banc lumineux et occupé au second acte par une immense sphère transparente. Quant au mouvement, il se résume à une chorégraphie minimaliste exécutée avec une solennité monacale par les membres du chœur. Faite de micro-gestes d’inspiration vaguement bauschienne, d’évolutions à reculons, de tortillements et de chutes dont on finit par renoncer à percer la signification, elle encombre le plateau pendant toute la durée de l’œuvre et souligne par contraste la rigidité, le statisme du reste de la distribution. Ah oui, il y a aussi des geysers de mousse, de temps en temps. Pourquoi ? Pourquoi pas.
Déjà passablement atomisée, l’intrigue de Candide se voit hachée menu par la suppression des dialogues et des textes du récitant, pourtant indispensables pour comprendre ce qui se déroule sur scène. À la place, un comédien vient déclamer d’un ton sentencieux des maximes absconses, qu’on serait bien en peine de rattacher aux scènes qu’elles sont censées annoncer. Ce qui donne des situations absurdes : sans la didascalie évoquant le bannissement de Candide par la famille de Cunégonde, comment expliquer, à l’acte I, que l’on passe d’un duo où les deux tourtereaux évoquent les joies de leur union prochaine (« Oh, happy we ») à un air où Candide se lamente sur son sort (« My world is dust, now, and all I loved is dead ») ? En somme, Daniel Fish a voulu faire de Candide une expérience non-narrative et non-dramatique. Il en résulte une soirée d’opéra non-réussie.
Par chance, l’excellence musicale est, elle, au rendez-vous. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon récite son Bernstein galvanisé par la direction pleine de vie et de punch de Wayne Marshall, et le plateau vocal est d’une belle homogénéité. La palme revient au couple vedette : si Sharleen Joynt, qui remplaçait au pied levé Andrea Carroll, aurait pu insuffler à sa Cunégonde un brin de folie supplémentaire, son aisance à maîtriser la pyrotechnie de « Glitter and be gay » impressionne ; quant au Candide de Paul Appleby, il fait entendre un timbre à la fois chaud et subtil, capable de nuances quasi mozartiennes (la belle déploration de « It must be so »), avec une tenue de souffle spectaculaire. Dans la succession de numéros coupés de tout logique dramatique, on rendra grâce à Tichina Vaugh d’avoir enlevé avec panache son « I am easily assimilated » et à Pawel Trojak d’avoir assumé la théâtralité de la « Chanson du rire de Martin ».
Bridée et anesthésiée pendant deux heures, l’émotion surgit enfin dans la scène finale, avec le chœur « Universal Good » et le duo « Make our garden grow »… Dans une véritable version scénique, qui aurait pleinement assumé ce livret foisonnant d’images et d’actions, ces deux numéros seraient venus conclure en une sereine beauté la frénésie d’aventures de Candide ; dans cette production qui tourne le dos au plaisir de jouer et, accessoirement, aux spectateurs (qui n’ont même pas droit, et pour cause, à la traditionnelle pirouette finale : « Any question ? »), ils constituent simplement deux grands moments musicaux à savourer les yeux fermés.
Candide : Paul Appleby
Cunégonde : Sharleen Joynt
Pangloss : Derek Welton
La Vieille Dame : Tichina Vaughn
Le Gouverneur, Vanderdendur, Ragotski : Peter Hoare
Maximilien : Sean Michael Plumb
Paquette : Thandiswa Mpongwana
Charles Edward, 1er Inquisiteur/Juge, Crook, Alchimiste, Señor 1 : Robert Lewis
Martin, 2e Inquisiteur/Juge, Le Capitaine, Herman Augustus, Junkman : Pawel Trojak
Tsar Ivan, 3ème Inquisiteur/Juge, Croupier, Señor 2 : Pete Thanapat
Le Sultan Ahmet : Tigran Guiragosyan
Un montreur d’ours/Stanislas : Antoine Saint Espès
Un docteur : Paolo Stupenengo
Un marchand de cosmétiques : Didier Roussel
Orchestre de l’Opéra de Lyon, dir. Wayne Marshall
Chœurs de l’Opéra de Lyon, dir. Benedict Kearns
Mise en scène : Daniel Fish
Décors : Andrew Lieberman, Perrine Villemur
Costumes : Terese Wadden
Lumières : Eric Wurtz
Chorégraphie : Annie B. Parson assistée de Catherine Galasso
Candide
Comic Operetta en 2 actes de Leonard Berstein (1918-1990), livret de Lillian Hellman d’après Candide ou L’Optimiste de Voltaire, créé à New York (Broadway) le 1er décembre 1956. Version révisée de 1989.
Opéra National de Lyon, représentation du vendredi 16 décembre 2022.