Enchanter petits et grands à l’Opéra de Montpellier : La Flûte
Choisir le conte féérique sans gommer l’humanité des messages pluriels
Ravir les publics : c’est à l’ordre du jour lorsque La Flûte enchantée se joue à guichet fermé à l’Opéra-Comédie, l’écrin acoustique et architectural de Montpellier. Menée par l’oiseleur Papageno, la troupe de chanteurs-acteurs captive l’attention de tous, tant dans le chant mozartien que dans les dialogues traduits en français (réduits) et les interactions visuelles.
Accomplissant ses débuts en France avec cette production, la metteuse en scène Anna Bernreitner a coutume de vivifier tout spectacle à la tête du collectif autrichien Oper rund um (2011). Ayant déjà élaboré trois opéras pour enfants au Theater an der Wien, elle propose ici une vision qui s’adresse aux spectateurs de tout âge, avec ses collaborateurs privilégies, Hannah Oellinger et Manfred Rainer, aux décors et à l’animation. Dans la mosaïque de pistes qu’offre l’ultime opéra de Mozart, cette production mise résolument sur le conte féérique, sans gommer l’apprentissage des héros/héroïnes ni les jeux de pouvoir entre la Nuit et les Lumières. Tandis que l’univers flashy de BD ou de film d’animation (multiples références qui suscitent des exclamations en salle) surgit des effets vidéo et de bruitages horrifiques, le plateau tournant révèle alternativement trois décors : l’entrée d’une grotte surplombée de tours d’un château, l’intérieur ténébreux de la grotte et la clarté du palais de Sarastro, sorte de berlingot aux couleurs pastel, aussi déclinées dans la livrée des prêtres. Cette scénographie mise sur l’effet naïf de panneaux de bois peint et de machineries aériennes aux cordages bien visibles pour les entrées féériques (l’oiseleur et la Reine). Ce genre de trompe-l’œil réactive donc astucieusement les dispositifs d’un théâtre du XVIIIe siècle tout en le bigarrant d’effets lumineux actuels (Olaf Freese), telles les étoiles scintillantes et les larmes de la Reine de nuit, suspendue dans le cosmos pour ses arie de voltige, ou encore les yeux sardoniques de créatures lors des épreuves initiatiques. Serait-ce à dire que la fable maçonnique est battue en brèche, comme l’amorçait (très différemment) Robert Carsen à Bastille (2015-2022) ? Quoiqu’il en soit, ici, l’exubérance des costumes (dont les Trois Dames siamoises sous une robe unique), l’humoristique ballet des animaux charmés par la flûte et le toboggan arc-en-ciel d’où glissent les Trois Garçons, regardent vers la chatoyante féérie des années 2020.
Selon la metteuse en scène, le livret de Schikaneder, frère de Loge de Mozart et directeur du théâtre viennois, s’organise autour du sentiment de peur. Instrumentalisée par les dirigeants (la Reine, Sarastro) pour opprimer leur communauté, cette peur se décline : celle du serpent menaçant Tamino, celle du maure Monostatos (rôle bouffe, plutôt évincé), harceleur de Pamina, mais aussi la peur d’être rejeté par sa communauté, par la mère, le père, l’amoureux, sans omettre la peur des femmes, édictée par Sarastro et l’officiant … Cette vision tourne donc autour des peurs primaires et de l’altérité, jusqu’à transformer l’univers dit des Lumières au final (Sarastro se dépouillant de son manteau royal) et faire advenir le nouvel ordre de Pamina et Tamino, balayant le manichéisme des Ténébreux et Lumineux. Autant dire que l’aspect initiatique du conte vaut aussi pour nous, public !
Distribuer les rôles à des acteurs-chanteurs, comme au temps de Mozart et Schikaneder
Lors de la création viennoise dans le théâtre populaire des faubourgs viennois (1791), la troupe des acteurs-chanteurs excellait dans la polyvalence du parlé et du chanté, à l’instar du librettiste Schikaneder, jouant Papageno. De nos jours, la cohérence du Singspiel mozartien réclame toujours un travail d’équipe.
Sous la baguette du chef allemand, Constantin Trinks, invité régulier des opéras et orchestres européens, la partition bigarrée de Zauberflöte brille de toutes ses facettes. La gravité de l’ouverture, l’enjouement des deux finales d’acte, le dramatisme des récitatifs accompagnés (ceux de la Reine, de Tamino) sont d’autant plus contrôlés que le chef fait ressortir le contrepoint de certains pupitres (trombones dans les scènes sacerdotales). Mention spéciale aux soli de flûte (Maël Marcon) et de glockenspiel, enchantant l’espace acoustique de l’Opéra-Comédie.
Les jeunes héros séduisent d’emblée le public, tant le couple noble de Pamina et du prince Tamino, que sa contrepartie populaire et comique de Papageno-Papagena. L’ovation finale faite au baryton basse Mikhail Timoshenko (prise de rôle en Papageno) est un juste retour de son investissement aussi généreux que naturel en volatile vert aux pattes rouges, toujours prêt à glisser quelques gags échappés d’un cartoon. Ayant terminé sa formation en Allemagne (Musikhochschule de Weimar), son allemand chanté s’assouplit dans tout phrasé, populaire dès le Lied d’entrée, éloquent dans les onomatopées « hum, hum » de sa punition, mozartien dans le duo avec Pamina (« Bei Männern », I) et si émouvant dans l’air désemparé du finale du 2e acte. Dans ses atours de flamand rose, Norma Nahoun (prise de rôle de Papagena) est également convaincante dans leur duo comique. Notamment, leurs rebondissants « pa-pa-pa » sont rythmiquement calibrés et prétextes à un gag hilarant : chaque onomatopée s’accompagne du jaillissement d’un œuf couvé depuis sa crète volumineuse, saisi au vol par son concubin !
Pamina dynamique, la soprano Athanasia Zöhrer affirme une personnalité dominante, qui la conduit à précéder son amoureux dans les épreuves. Pour autant, la dureté des attaques et des accentuations (duo du 1er acte) sont excessives ; elles se résolvent heureusement dans la tendre fragilité de son amour blessé (« Ach, ich fühl’s », II). En prince Tamino, Amitai Pati (frère de Pene) fait non seulement ses débuts européens (Nadir à la Philharmonie de Paris) mais assure ici une prise de rôle. Ténor à l’aigu soyeux, au médium velouté, sa maîtrise du phrasé mozartien est constante, depuis l’ariette conduite par sa flûte magique (I) jusqu’aux accents émouvants lors des épreuves (II), en totale complicité de son comparse oiseleur.
Quant au couple des régnants, l’homogénéité est moins probante. Véritable colorature, Rainelle Krause est une Reine de la nuit d’une précision instrumentale pour ses périlleux arpèges rageurs, mais peu investie dans le sublime récitatif qui précède le premier. Le docte Sarastro perd de sa crédibilité chez la basse coréenne In Sung Sim – graves impuissants en dessous du ré, et timbre pâle. Serait-ce une méforme tant il peine à terminer les invocations d’« O Isis und Osiris » ? A l’opposé, la puissance et l’autorité vocale de la basse Blaise Malaba (l’Orateur) convainc largement, ce qui n’est guère le cas du jeune ténor Benoît Rameau (Monostatos), en peine pour scander les pulsions de Monostatos (« Alles fühlt der Liebe Freuden »).
Du côté des trios, le travail d’équipe est inégal. Chez les Trois garçons, issus de la structure montpelliéraine Opéra Junior – voix claires, prosodie et justesse soignées – leur tendance à bousculer le tempo est amplement rachetée par la grâce enfantine de leurs prestations exigeantes (finale du II). De belle prestance, les Trois Dames, Claire de Sévigné, Cyrielle Ndjiki Nya, Madjouline Zerari, brillent certes par leur talent individuel, mais non par la connivence et l’équilibre sonore (la voix médiane trop volumineuse). En revanche, du côté des deux frères d’armes, la dynamique de jeu et la solidité vocale de Hyoungsub Kim (ténor) et d’Albert Alcaraz (basse) valorisent la solennité du rite initiatique. Enfin, le chœur de l’Opéra national de Montpellier rend justice aux ensembles masculins des prêtres, aussi expressifs que ceux d’Idomeneo ou de La Clemenza.
Si Montpellier n’a pu afficher de spectacles lyriques de fin d’année 2022 (économie …?), la revanche est prise avec cette production de La Flûte enchantée qui réjouit tous les publics, au vu des trépignements aux saluts et aux mines épanouies à la sortie de salle. Tous les publics n’est pas une figure de style lorsque les politiques d’accessibilité (jeunes, scolaires, malentendants avec audiodescription) et tarifaires (dès 10 euros), mises en œuvre par Valérie Chevalier, directrice de l’OONM, diversifient réellement leurs profils. Sans oser le concept (prétentieux) d’universalité, le spectacle vivant de La Flûte enchantée agit comme un véritable ciment social !
Pamina : Athanasia Zöher
La Reine de la nuit : Rainelle Krause
Première Dame : Claire de Sévigné
Deuxième Dame : Cyrielle Ndjiki Nya
Troisième Dame : Madjouline Zerari
Papagena : Norma Nahoun
Tamino : Amitai Pati
Papageno : Mikhail Timoshenko
Sarastro : In Sung Sim
Monostatos : Benoît Rameau
L’Orateur : Blaise Malaba
Premier homme d’armes : Hyoungsub Kim
Deuxième homme d’armes : Albert Alcaraz
Orchestre et Chœur national de Montpellier Occitanie, dir. Constantin Trinks
Choristes d’Opéra Junior, Trois garçons (Laetitia Toulouse, cheffe de chœur)
Mise en scène : Anna Bernreitner
Décor, costumes et animations : Hannah Oellinger et Manfred Rainer
Lumières : Olaf Freese
La Flûte enchantée
Singspiel de W.A. Mozart sur un livret d’Emanuel Schikaneder, créé à Vienne le 30 septembre 1791. Version avec dialogues français.
Opéra orchestre national de Montpellier, représentation du dimanche 15 janvier 2023.