Le Théâtre de Piacenza redonne vie au Tamerlano de Vivaldi, et c'est un succès !
Grand succès pour le Tamerlano de Vivaldi à Piacenza, grâce surtout à Ottavio Dantone et son Accademia Bizantina.
Un savoureux pasticcio
Avec Tamerlano, Vivaldi revient une deuxième fois, pour le Carnaval 1735, au Teatro Filarmonico de Vérone après l’avoir inauguré trois ans plus tôt avec La fida ninfa. L’opéra est un pasticcio, c’est-à-dire une œuvre composée d’airs chantés par différents compositeurs, une pratique très courante au XVIIIe siècle et rendue nécessaire par une forte demande suscitant un empressement à composer de nouvelles œuvres. La pratique était tellement habituelle qu’elle n’était pas considérée comme un genre à part entière et ne portait même pas de nom : le terme pasticcio ou « pastiche » n’a été utilisé pour la première fois dans ce sens en Angleterre qu’en 1742 – lorsque Händel, également utilisateur du genre, abandonna l’opéra italien avec Le Messie pour se consacrer uniquement aux œuvres chorales chantées en anglais.
C’est sans doute l’absence de droits d’auteur mais aussi d’outils d’enregistrement qui a permis à cette pratique de se développer sans qu’elle soit jugée négativement -bienau contraire : elle a en fait permis de faire revivre des compositions qui auraient été vite oubliées si elles n’avaient plus été jouées… Hormis Händel et Vivaldi, pratiquement tous les compositeurs de l’époque y ont eu recours si bien que certains airs ont pu se retrouver, avec le même texte ou sur un texte différent, dans des œuvres de compositeurs variés. Chez Vivaldi, par exemple, l’aria d’Irène du deuxième acte » Sposa, son disprezzata » se retrouve sous le titre » Sposa, non mi conosci » dans la Merope de Riccardo Broschi de 1732 et dans la Merope de Geminiano Giacomelli de 1734, toutes deux sur des livrets d’Apostolo Zeno ; mais l’aria était par ailleurs si populaire que Vivaldi la réutilisa en 1738 pour L’oracolo in Messenia. Pour les « bons » personnages (Bajazet, Asteria et Idaspe), Vivaldi choisit de préférence des pièces signées de sa main (L’Olympiade, Justin, Semiramis, Motezuma, Athénaïde et Farnace), pour les « mauvais » (Tamerlano, Andronicus, Irène), des pièces de Giacomelli, Broschi et Hasse. (Pour avoir un aprçu – en italien – des empruntes et auto-emprunts de l’œuvre, cliquez ici !) aperçu de l’œuvre et de ses prêts et auto-prêts se trouve ici).
Tamerlano, d’après Pradon et Racine
Dans le livret imprimé de 1735, le titre est Tamerlano, une tragédie mise en musique, tandis que dans la partition manuscrite, il s’agit de Bajazet. Cette hésitation entre les titres se reflète dans l’ambivalence émotionnelle des caractères des deux personnages, qui sont tous deux au centre de l’histoire où le Bajazet ottoman est vaincu et enchaîné en présence du Mongol Tamerlano. Le troisième homme est le Grec Andronicus, qui est amoureux d’Asteria, la fille de Bajazet, dont Tamerlano est également amoureux bien qu’il ait promis sa main à la princesse Irène, que Tamerlano promet à Andronicus. Cela rend Astéria furieuse, qui semble ne se plier aux désirs du Mongol que pour le tuer dès qu’elle sera son épouse. Après plusieurs tentatives d’empoisonnement, seul le suicide de Bajazet apaise Tamerlano, qui donne Astéria à Andronicus : « Ainsi la haine apaisée, et devenus amis, nous commencerons aujourd’hui à régner avec bonheur ».
Le livret d’Agostino Piovene est tiré de Tamerlan ou la mort de Bajazet (1676) de Jacques Pradon, lui-même basé sur la tragédie Bajazet (1672) de Jean Racine – qu’interprète l’actrice Adriana Lecouvreur dans l’opéra de Cilea… – et a été mis en musique pas moins de 40 fois en soixante ans, de Tamerlano (1711) de Francesco Gasparini à Il gran Tamerlano (1772) de Josef Mysliveček. Il ne s’agit donc pas d’un texte dénué de valeur ou de dramaturgie… mais ce n’est pas ainsi que Stefano Monti, qui met en scène l’opéra pour Piacenza, le voit.
Le spectacle de Piacenza
Le metteur en scène émilien avait réalisé une excellente performance pendant la pandémie au Filarmonico de Vérone – le théâtre même où Tamerlano avait été créé en 1735 – avec son Dido and Æneas en mars 2021, où il avait ingénieusement exploité les espaces de la salle sans public, mais cette fois-ci il déçoit en recourant à l’expédient habituel du personnage incarné par chanteur et « doublé » par un danseur, un exploit que seule, peut-être, Pina Bausch avait réussi dans son Orpheus und Euridyke, l’une des dernières œuvres de la chorégraphe allemande. Mais c’était il y a 15 ans, et c’était Pina Bausch…..
L’idée de flanquer chaque chanteur d’un danseur qui amplifie (!) ou complète (?) ce que l’interprète exprime est en soi discutable en théorie et devient irritante en pratique : le chanteur prend pour ainsi dire appui sur un autre corps, exprimant ce qu’il est censé traduire par sa voix, tandis que le spectateur est distrait par les contorsions du danseur. Cela en devient presque humiliant pour l’interprète vocal, comme s’il n’avait aucune confiance dans ses capacités expressives ou, pire encore, dans la dramaturgie de la parole chantée. Ainsi, le spectacle se transforme en une performance oratoire en costume dans laquelle le chanteur entre, chante son aria planté au centre de la scène et face au public tandis que son alter ego – les membres, par ailleurs talentueux, de la Dacru Dance Company – se déhanche dans les mouvements hip hop imaginés par Marisa Ragazzo et Omid Ighani. Il n’y a pas d’interaction entre les personnages, et finalement… pas de théâtre.
La scénographie et les costumes, réalisés par Monti lui-même, recréent des atmosphères futuristes et sombres où les masques et les maquillages lourds dissimulent une partie du visage des chanteurs, diminuant d’autant leur capacité d’expression. Le seul élément scénique est un monolithe suspendu en hauteur qui se transforme en scène, en plan incliné, en table, en mur. En arrière-plan, l’intrigante vidéographie de Cristina Ducci donne de la profondeur à une boîte noire aux parois courbes dans laquelle l’éclairage pas toujours précis d’Eva Bruno laisse parfois le chanteur dans l’ombre.
La distribution n’est pas très homogène… Elle est dominée par le personnage de Tamerlano interprété par Filippo Mineccia, le seul qui réussit à utiliser magistralement son corps pour s’exprimer, et il le fait avec une maîtrise incontestée. Aux talents vocaux s’ajoute une présence scénique de premier plan et son personnage acquiert ainsi une vraie profondeur malgré son arrogance constante, qui semble parfois cacher une certaine insécurité rendant la conversion finale plus plausible. La projection de la voix, les tons irisés, le tempérament et la confiance dans l’agilité font de Mineccia l’un des plus grands contre-ténors actuels que même l’Italie reconnaît enfin depuis peu. Son prochain rendez-vous, à La Scala, avec Li zite ‘n galera de Leonardo Vinci est très attendu.
Le même niveau d’excellence se retrouve chez Giuseppina Bridelli qui réussit à donner une stature au personnage mal défini d’Idaspe et qui trouve son glorieux moment de virtuosité dans l’aria « Anche il mar par che sommerga » au début de l’acte II, dont les difficultés sont résolues avec une grande maîtrise technique – d’autant qu’elle doit supporter un masque qui recouvrant la majeure partie de son visage.
Annoncée comme indisposée, Delphine Galou a généreusement sauvé la soirée en parvenant même à dessiner avec une grande élégance le suave « La cervetta timidetta » de l’acte II, la troisième occurrence de l’air (présent aussi bien dans Giustino que dans Semiramide du Prêtre roux) pour Asteria, rôle qui, à Vérone en 1735, avait été tenu par son élève Anna Girò. En revanche, Shakèd Bar, une jeune Israélienne (Irene) affronte les arias de Farinelli. Il assume efficacement les deux numéros les plus célèbres du pasticcio : « Qual guerriero in campo armato » et « Sposa, son disprezzata« . Federico Fiorio est un sopraniste au timbre fin, à la voix claire et à l’intonation excellente, mais il ne parvient pas à donner du caractère au personnage d’Andronico. En revanche, le Bajazet de Bruno Taddia, qui n’a cessé de prononcer son nom avec le « j » français, s’est montré excessif et désordonné sur le plan vocal.
L’opéra a été admirablement dirigé par Ottavio Dantone qui, à la tête de son Accademia Bizantina, a donné une certaine splendeur à cette partition ingénieuse avec laquelle Vivaldi réaffirme fièrement son style, que certains à l’époque commençaient à trouver dépassé, mais que nous admirons pourtant toujours pour sa vitalité rythmique, son inventivité mélodique et son écriture instrumentale précieuse, autant de qualités mises en valeur par le maestro Dantone et le son incomparable de son orchestre.
Le succès de la représentation, chaleureusement applaudie par le public nombreux et jeune du théâtre municipal, est principalement dû à sa direction. Si seulement il existait plus de théâtres de province comme celui-ci qui, avec ceux de Ravenne, Reggio Emilia, Modène et Lucques, n’a pas peur d’aborder, parallèlement aux œuvres du répertoire, les sentiers moins battus de l’opéra baroque…
Tamerlano : Filippo Mineccia
Bajazet : Bruno Taddia
Asteria : Delphine Galou
Andronico : Federico Fiorio
Irene : Shakèd Bar
Idaspe : Giuseppina Bridelli
Accademia Bizantina, dir. Ottavio Dantone
Mise en scène, décors et costumes : Stefano Monti
Lumières : Eva Bruno
Vidéo : Cristina Ducci
Dacru Dance Company, chorégraphie : Marisa Ragazzo, Omid Ighani
Il Tamerlano, ovvero la morte di Bajazet [RV703]
Tragedia per musica en trois actes d’Antonio Vivaldi, livret d’ Agostino Piovene d’après Nicolas Pradon, Tamerlan ou la Mort de Bajazet, créé en 1735 au Teatro Filarmonico de Vérone durant le carnaval de 1735.
Représentation du 22 janvier 2023, Piacenza, Teatro Municipale.