Nouvelle production d’Eugène Onéguine à la Monnaie de Bruxelles, marquée par deux prises de rôle et la sobriété extrême de la mise en scène.
Après plus de vingt ans d’absence sur la scène bruxelloise, le théâtre de La Monnaie monte, en coproduction avec l’Opéra royal de Copenhague, un nouveau spectacle confié à Laurent Pelly. La sobriété était l’intention annoncée du metteur en scène français et on peut confirmer que l’objectif est pleinement atteint, tant le dépouillement est extrême au cours des sept tableaux proposés au public. Le rideau se lève sur un praticable surélevé en bois de forme carrée, les femmes protagonistes étant assises sur quatre chaises alignées à l’avant, pour leur quatuor d’ouverture. Puis le plateau se met à tourner lentement tandis que les choristes paysans se répartissent autour du quadrilatère, un ciel sombre et nuageux en fond de scène reste inchangé pendant toute la représentation. L’absence totale d’éléments de décors peut régulièrement faire sourire, par exemple à l’entrée en scène de Lenski (« J’aime ce jardin tranquille et ombragé… ») ou encore dans la chambre de Tatiana du deuxième tableau que le livret indique « meublée avec une grande sobriété »… c’est bien le cas ce soir ! Pendant la grande scène de la lettre de Tatiana, dans ce même tableau, la partie arrière du podium remonte à angle droit, puis les battants de cette paroi verticale se rabattent sur Tatiana, comme les pages d’un livre, renforçant ainsi l’acoustique pour la projection du son.
Mis à part les deux entractes, ce dispositif scénique unique permet évidemment d’enchaîner sans temps mort entre les tableaux successifs, nous faisant vivre une continuité de l’ouvrage jamais expérimentée. À l’acte Il, on passe ainsi directement du bal chez Madama Larina vers l’extérieur pour le duel entre Onéguine et Lenski, les lumières réglées par Marco Giusti évoluant vers un blanc plus inquiétant en fin de premier tableau, pour annoncer l’issue fatale prochaine pour Lenski. D’une scénographie plus riche, l’acte final chez le prince Grémine est de facture plutôt classique : une surface noire brillante recouvre à présent le sol du praticable et celui-ci, agrémenté de quelques marches, se présente sur deux niveaux, éclairé par des boules lumineuses suspendues aux cintres. Au bilan, ce parti pris d’intense dépouillement resserre logiquement l’attention du spectateur sur les personnages et leurs relations souvent passionnelles.
Les spectateurs bruxellois assistent aux débuts de deux artistes dans les deux rôles principaux, d’abord ceux de Stéphane Degout dans le rôle-titre. Le baryton compose un Onéguine très droit physiquement, au timbre riche et aux aigus généreux, même si on perçoit d’infimes fragilités dans les notes qu’il pousse le plus énergiquement dans son extrême aigu, en particulier à l’occasion de sa scène finale où l’artiste donne la pleine mesure de son instrument. Sally Matthews fait également une prise de rôle en Tatiana : une voix large qui évoque beaucoup plus la princesse du troisième acte que la jeune fille naïve et énamourée du premier. On ne sait si c’est une volonté de la mise en scène, mais l’interprète s’agite d’ailleurs avec frénésie au cours de son long air de la lettre, nous faisant penser davantage à une « femme au bord de la crise de nerfs » qu’à une jeune fille timide et submergée par l’émotion.
Nous avions déjà entendu le ténor Bogdan Volkov dans Eugène Onéguine – en juillet 2017 au festival d’Aix-en-Provence en représentation de concert –, mais réentendre son Lenski est un régal : timbre séduisant et homogène sur son étendue, délicatesse du phrasé, volume suffisant et capable d’enfler certains aigus, son grand air très émouvant avant le duel forme l’un des sommets de la représentation. En Olga, Lilly Jørstad fait entendre une mezzo grave et de timbre sombre, pas surpuissante mais joliment musicale, soit seule ou en duo, avec sa sœur Tatiana par exemple. Bernadetta Grabias et Cristina Melis caractérisent au mieux les rôles de Madame Larina et de la nourrice Filippievna, dans des volumes sonores également modérés et sans jouer, comme parfois, l’outrance de leur personnage. Nicolas Courjal apporte ses graves profonds au prince Grémine, tout en nuançant agréablement certaines phrases en mezza voce, alors que Christophe Mortagne est bien le ténor de caractère qu’on attend en Monsieur Triquet, amusant vocalement et théâtralement, mais sans en faire trop.
Mis à part de tout légers et fugaces décalages, dus certainement aux déplacements à effectuer et positions à observer autour du praticable, les chœurs de La Monnaie produisent une remarquable prestation, vaillants tout du long de la représentation. Placé sous la baguette du directeur musical de La Monnaie Alain Altinoglu, l’orchestre sert avec bonheur la géniale partition. Dans des tempi souvent rapides, le chef français sait aussi faire passer un grand souffle de romantisme à sa phalange, exprimé en premier lieu par les pupitres de cordes au moelleux rare. L’air de la lettre en est un bon exemple, des cordes frémissantes d’abord, qui deviennent bouillonnantes en progressant, les autres pupitres assurant aussi une belle qualité, comme le hautbois solo très sollicité. Les contrastes musicaux sont bien diversifiés, entre pianissimi et relief dramatique plus marqué, par exemple au cours de la confrontation finale entre Tatiana et Onéguine. La musique paraît ainsi vivre avec naturel et intensité, en relation constante avec les sentiments éprouvés par les protagonistes au cours de cet opéra.
Eugène Onégine : Stéphane Degout
Lensky : Bogdan Volkov
Prince Grémine : Nicolas Courjal
Capitaine Petrovitch : Kris Belligh
Zaretsky : Kamil Ben Hsaïn Lachiri
Triquet : Christophe Mortagne
Guillot : Jérôme Jacob-Paquay
Tatiana : Sally Matthews
Larina : Bernadetta Grabias
Filippiyevna : Cristina Melis
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. Alain Altinoglu
Chef des chœurs : Jan Schweiger
Mise en scène & costumes : Laurent Pelly
Décors : Massimo Troncanetti
Éclairages : Marco Giusti
Chorégraphie : Lionel Hoche
Eugène Onéguine
Opéra en 3 actes et 7 tableaux de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, inspiré du roman Alexandre Pouchkine. Création à Moscou le 29 mars 1879.
Représentation du 29 janvier 2023, Monnaie de Bruxelles.