Retour de la version française de Lucie de Lammermoor à l'Opéra de Tours
Après Natalie Dessay et Patrizia Ciofi au début des années 2000, Jodie Devos affronte le rôle-titre du chef-d’œuvre de Donizetti dans la version révisée par le compositeur italien en 1839 pour le Théâtre de la Renaissance.
Lucie vs Lucia
Hasard des programmations : alors que nous sommes parfois privés d’un titre, voire d’un répertoire pendant des années, ce sont trois Tristan et Isolde que proposent actuellement les opéras de France (à Paris, Nancy et bientôt Toulouse) et trois Lucia (à Paris, Nice et Tours). Ou plutôt deux Lucia et demie, l’Opéra de Tours proposant la version française du chef-d’œuvre de Donizetti que le musicien adapta pour le Théâtre de la Renaissance en 1839 (voyez ici notre dossier consacré à l’œuvre). Heureuse initiative, Lucie de Lammermoor, sauf erreur de notre part, n’ayant plus été entendue en France depuis la reprise parisienne (au Châtelet), il y a tout juste vingt ans, de la production Caurier/Leiser, avec une sublime Patrizia Ciofi dans le rôle-titre. Parmi les œuvres françaises composées par les compositeurs italiens du XIXe siècle, Lucie n’est pourtant peut-être pas la plus passionnante : loin de réécrire en profondeur sa partition (à l’instar d’un Verdi qui, avec Jérusalem, remanie profondément I Lombardi et propose, entre autres, une des pages pour ténor les plus puissantes qu’il ait jamais composées), Donizetti se contente essentiellement de modifier (légèrement) l’acte I de l’opéra, développant quelque peu le premier tableau et remplaçant le célèbre « Regnava nel silenzio » par « Que n’avons-nous des ailes », dont la mélodie est empruntée à Rosmonda d’lnghilterra (« Perche non ho del vento »). Pour le reste, la suppression du personnage d’Alisa ou la création du personnage de Gilbert ne modifient pas fondamentalement la structure de l’œuvre qui, dès le duo d’amour de l’Acte I, suit de très près le déroulement de l’opéra italien. Notons cependant l’honnête travail d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz, dont les vers français respectent globalement le contour de mélodies n’ayant pas été conçues pour eux – même s’il faut faire notre deuil de certaines assonances ou allitérations si poétiques, tels le « Verrano a te sull’aure / i miei sospsiri ardenti », remplacés par le très plat « Vers toi toujours s’envolera / Mon rêve d’espérance », ou, surtout, le splendide « bell’alma innamorata » de la scène finale d’Edgardo – avec sa succession de [a] donnant à la mélodie sa pulsation rythmique –, devenant un assez prosaïque « Ô bel ange, ô ma Lucie ».
Pas de sang mais un décor glacé pour la folie de Lucie
Scéniquement, cette co-production entre l’Opéra de Tours et l’Opéra de Québec ne présente pas grand-chose de nouveau : le décalage entre les indications scéniques et ce que le plateau donne à voir (pas de jardins du Château de Ravenswood à l’acte I, pas de tombeaux des aïeux d’Edgar au dernier acte,…), l’alignement de chaises sur un plan incliné, les rangées de spots visibles par les spectateurs, les grandes parois blanches emprisonnant Lucie dans un carcan – puis dans sa folie – sont autant d’éléments donnant une impression de déjà vu, et la direction d’acteurs reste somme toute très conventionnelle, avec un Henri frappant la table de son poing lorsque la colère le gagne ou Edgard cachant son visage dans ses mains dans ses accès de désespoir. Le spectacle de Nicola Berloffa (mise en scène) et Andrea Belli (scénographie) réserve cependant quelques beaux moments (la folie de Lucie notamment, qui fait l’économie de la traditionnelle robe tachée de sang et enferme l’héroïne dans un décor glacé), et présente le mérite de ne jamais aller à l’encontre des émotions véhiculées par la musique.
Musicalement, une soirée équilibrée
Trop légère pour le rôle-titre, trop ancrée dans l’aigu, la voix de Jodie Devos ? Certainement pas : le rôle fut créé par Anna Thillon, qui brilla en son temps dans le répertoire de l’opéra-comique, et notamment dans les œuvres d’Auber dont elle créa Les Diamants de la couronne en 1841 et La Part du diable en 1843.
Auber, La part du diable, Acte I: "Le singulier récit qu'ici je viens d'entendre !" (Carlo)
La voix de Jodie Devos est certes légère, mais elle est efficacement projetée et atteint une puissance tout à fait suffisante, adaptée en tout cas aux dimensions de l’Opéra de Tours. Le rôle de Lucie est par ailleurs sensiblement plus aigu que celui de Lucia, et la soprano belge se montre globalement à l’aise dans cette tessiture élevée, n’étaient une ou deux tensions dans l’extrême aigu. Elle fait preuve de son habituelle musicalité mais aussi d’une virtuosité plus sûre que dans sa récente Lakmé liégeoise où, de toute évidence, elle essuyait une méforme passagère. Sa folie est un beau moment de chant, avec notamment un « À toi ma vie et tout mon être » (l’équivalent du « Alfin son tua » italien) chanté sur le souffle – même si une plus large palette de nuances ou un clair-obscur plus affirmé conféreraient sans doute à la page un surcroît d’émotion. Quoi qu’il en soit, la soprano remporte un beau succès à l’issue de la représentation.
Il n’y a pas si longtemps, les directeurs de théâtre auraient été bien en peine de distribuer dans le rôle d’Edgar un ténor français dont les moyens et le style correspondent à ceux du rôle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et l’on dispose aujourd’hui de plusieurs chanteurs qui pourraient interpréter ce rôle de façon tout à fait satisfaisante. C’est pourtant un jeune ténor italien que nous entendons ce soir à Tours : Matteo Roma, qui est encore à l’orée de sa carrière – et s’est notamment fait remarquer en Italie dans certains emplois rossiniens. On découvre un chanteur aux moyens prometteurs, qui gagnerait à nuancer encore plus sa ligne de chant (il se montre ici ou là capable de beaux piani ou diminuendi) : ainsi la reprise finale de « Ô bel ange » aurait été bien plus émouvante chantée piano plutôt qu’à pleine voix… Le rôle cependant, qui comporte quelques pics dramatiques aux actes 2 et 3, pose sans doute aujourd’hui les limites que le chanteur ne devrait pas dépasser (la scène de la malédiction qui clôt l’acte II l’éprouve un peu) ; enfin, en dépit de très louables efforts d’articulation, l’accent italien reste très prononcé : un défaut qui pourra vite être corrigé si Matteo Roma décide de fréquenter assidûment le répertoire français !
D’Henri, le détestable frère de l’héroïne, Florian Sempey possède toute la noirceur et tout l’aplomb vocal, avec des aigus francs et assurés et une projection vocale insolente. Son invocation à « l’Ange du mal », au premier acte, glace le sang ! Et la fréquentation assidue du répertoire belcantiste par le baryton français lui permet un très appréciable respect stylistique de la partition.
L’équipe de seconds rôles se montre quant à elle très solide : Kevin Amiel est tout à fait convaincant dans le rôle un peu ingrat de Lord Arthur. On réentend avec plaisir la voix d’airain de Jean-Fernand Setti, qui fait de la scène de Raymond, au troisième acte, un beau moment d’émotion. Et nous découvrons Yoann Le Lan en Gilbert. Une voix claire, un chant percutant, mais aussi une excellente diction : nous espérons avoir l’occasion de réentendre bientôt ce jeune ténor dans un rôle plus important !
L’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours, après avoir fort justement attiré l’attention du public sur sa situation particulièrement délicate (Laurent Campellone nous rappelait dans un récent entretien qu’il s’agit d’un des deux derniers orchestres en France à être payés au cachet : on imagine les grandes difficultés qu’a dû occasionner pour les musiciens la récente crise sanitaire !) délivre – aux côtés des membres du Chœur de l’Opéra de Tours – une belle prestation en se montrant respectueux du style, attentif aux ambiances très contrastées dont regorge la partition de même qu’à l’équilibre entre la fosse et le plateau. La direction de Joanna Ślusarczyk est un peu inégale : la cabalette d’Henri (« À moi, viens, ouvre tes ailes »), prise très lentement, est privée d’allant et de noirceur ; a contrario, l’accélération du tempo pour l’ultime reprise de « Vers toi toujours s’envolera » (le duo d’amour entre Lucie et Edgar par lequel s’achève l’acte I) nous a semblé excessive ; la violence du finale de l’acte II, au dramatisme exacerbé, est restée contenue dans des proportions un peu trop sages. En revanche, le prélude de l’œuvre fait entendre toute la noirceur et tout le désespoir requis par la page, les pages élégiaques sont superbement rendues, le rythme heurté de « Je vais quitter la terre » (« Spargi d’amaro pianto ») évoque judicieusement la folie de Lucie. Un beau travail d’ensemble en tout cas, et une cheffe à suivre : sa prestation a été fort bien accueillie par le public au rideau final.
Le retour des "Italiens à Paris" (- et sur les scènes françaises) ?
En mars 2021, nous lancions le premier épisode d’un feuilleton (qui en comporte 18 au total), LES ITALIENS À PARIS, dans lequel nous proposons un dossier sur chacune des œuvres composées pour Paris sur un livret français, du Siège de Corinthe (1821) à Don Carlos (1867). Nous regrettions la frilosité des directeurs de théâtre qui, de ce répertoire très riche et particulièrement intéressant, ne proposent guère que Don Carlos et Le Comte Ory – et, quelques rares fois, Guillaume Tell. Depuis, Moïse et Pharaon a été proposé à Aix-en-Provence puis à Lyon ; après Lucie, l’Opéra de Tours proposera également Deux hommes et une femme (plus connu sous le titre de Rita ou le mari battu) ; en mars prochain, l’Opéra de Bordeaux programme La Favorite ; et Lucie de Lammermoor sera également à l’affiche du prochain festival d’Aix-en-Provence et du festival Donizetti de Bergame. Espérons que les programmateurs ne s’arrêteront pas en si bon chemin et nous donneront enfin prochainement l’occasion de réentendre Le Siège de Corinthe, Les Martyrs, Jérusalem ou Le Trouvère !
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Pour retrouver les différents épisodes du feuilleton LES ITALIENS À PARIS, consultez ici la liste des Dossiers Première Loge.
Lucie : Jodie Devos
Henri Ashton : Florian Sempey
Edgard Rasewood : Matteo Roma
Lord Arthur Bucklaw : Kevin Amiel
Raymond : Jean-Fernad Setti
Gilbert : Yoann Le Lan
Orchestre Symphonique Région Centre Val-de-Loire/Tours, chœur de l’Opéra de Tours (chef de chœur David Jackson), dir. Joanna Ślusarczyk.
Mise en scène et costumes : Nicola Berloffa
Décors : Andrea Belli
Lumières : Valerio Tiberi
Lucie de Lammermoor
Opéra en 3 actes de Gaetano Donizetti, livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz, d’après le livret de Salvatore Cammarano (pour Lucia di Lammermoor), lui-même inspiré de La Fiancée de Lammermoor de Walter Scott, créé au Théâtre de la Renaissance (Paris) le 06 août 1839.
Opéra de Tours, représentation du vendredi 03 février 2023.