PELLÉAS ET MÉLISANDE à Lille : la séduction du gouffre
Épure et mystère dans la production lilloise du chef-d′œuvre de Debussy
Captée en 2021 à huis clos durant l′éphémère saison « covidienne » de l′Opéra de Lille, cette production de Pelléas et Mélisande rencontre enfin son public. Nous avons déjà pu l′apprécier en streaming, admirer au CD le travail de François-Xavier Roth à la tête de l′Orchestre Les Siècles et une distribution vocale quasi identique. La découverte in situ de ce Pelléas lillois n′en réservait pas moins son lot de surprises et d′émotion.
Surprise dès le prélude introductif où, dessinée par la lumière à travers une brume vaporeuse, un forme humaine, féminine, vibre dans l′espace, préfiguration de la créature ondinesque qui précipitera le sort de Golaud et Pelléas. Surprise ensuite de se retrouver face à cet espace scénique impressionnant imaginé par le dramaturge Daniel Jeanneteau. Épuré à l′extrême, il consiste en deux hautes parois grises enserrant un plateau de la même couleur percé en son centre d′une béance, sorte de trou noir autour duquel les personnages du drame vont évoluer, graviter, sous la menace constante de la chute, l′absorption, l′avalement – jusqu′à ce que Pelléas, tué par Golaud, s′y abîme dans une chute magnifiquement chorégraphiée. L′austérité du dispositif étonne, voire inquiète, mais très vite les lumières de Marie-Christine Soma animent cet espace vierge, le sculptent pour évoquer la forêt où Golaud rencontre Mélisande, le parc, les falaises, les souterrains ou une chambre du château… Loin de tout décorum gothique, tout est magnifiquement suggéré, jusqu′à cette tour absente (figurée par ce gouffre qui en apparaît comme le négatif) de laquelle les cheveux (courts) de Mélisande ne peuvent tomber, ce qui n′empêche pas Pelléas de jouer avec conviction le trouble sensuel, quasi baudelairien, en s′enveloppant de cette chevelure fantasmatique.
Au dépouillement du plateau répond une incarnation fiévreuse, vibrante des personnages, incarnation qui passe par des voix en résonance idéale avec l′orchestre debussyste. Une fois n′est pas coutume, on est saisi par l′élocution parfaite du trio de protagonistes, qui laisse entendre toutes les étrangetés de la langue de Maeterlinck, sa syntaxe heurtée, ses formulations chantournées. Alexandre Duhamel signe un Golaud inoubliable, parcourant tout l′éventail des émotions avec la même déchirante humanité : l′amour hésitant, presque craintif ; le déni puis la méfiance, l′ivresse de la jalousie, la violence, le remords. Son timbre rond trouve la raucité nécessaire pour passer de la supplication à l′éructation, de la naïveté à la menace. Face à lui, Julien Behr parvient à lester de gravité son Pelléas, mais sa voix de ténor révèle une souplesse, une fraîcheur conférant à son personnage cette dimension adolescente d′ordinaire négligée par les barytons-martin. La même qualité juvénile s′entend chez Vannina Santoni, qui campe une Mélisande troublante de bout en bout : éthérée ou puissante, volatile ou charnelle, elle est celle dont le personnage, par le jeu des costumes signés Olga Karpinsky, passe par le plus de métamorphoses, du sweat à capuche d′adolescente fugueuse au pull rouge iconique évoquant Juliette Binoche chez Carax, de la robe du soir en satin écarlate à la tenue androgyne, chemise blanche pantalon noir, qui fait d′elle le double de Pelléas et place leur amour tardivement révélé sous une lumière ambiguë, quasi incestueuse. Le reste du plateau vocal s′inscrit avec la même homogénéité dans cette élégance : on admire le talent de diseuse de Marie-Ange Todorovitch et la noblesse poignante aux intonations fatalistes de Patrick Bolleire en Arkel. Damien Pass traite avec le maximum de délicatesse les interventions du Médecin dans la scène finale. Enfin, la voix blanche d′Edgar Combrun fait merveille dans le terrifiant duo entre Yniold et Golaud.
L′Orchestre Les Siècles apporte à ce « chant des choses dites à demi », comme Debussy avait décrit son opéra, un soutien instrumental idéal. François-Xavier Roth cisèle les timbres de chaque pupitre avec un hédonisme qui n′oublie jamais de soutenir l′action dramatique. Ainsi dans la sublime scène des souterrains, où les sonorités aqueuses et suintantes des cordes, des cuivres et des bois sur le glas des timbales, véritable ostinato hitchcockien, se mettent à vibrer, s′irisent et s′illuminent enfin pour ponctuer la sortie de Pelléas au grand air. Pendant presque trois heures, l′oreille sera constamment attirée vers des détails, des couleurs auxquels l′instrumentarium d′époque confère une verdeur, un fruité et un tranchant inouïs. Une grande soirée de théâtre, de chant et de musique.
Pelléas : Julien Behr
Mélisande : Vannina Santoni
Golaud : Alexandre Duhamel
Arkel : Patrick Bolleire
Geneviève : Marie-Ange Todorovitch
Yniold : Edgar Combrun de la Maîtrise de Caen
Le médecin : Damien Pass
Orchestre Les Siècles, Chœur de l’Opéra de Lille, dir. François-Xavier Roth
Mise en scène et scénographie : Daniel Jeanneteau assisté d′Antonio Cuenca Ruiz
Lumières : Marie-Christine Soma
Costumes : Olga Karpinsky
Vidéo : Pierre Martin Oriol
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en 5 actes de Claude Debussy (1860-1918), livret de Maurice Maeterlinck d′après sa pièce de théâtre (1892). Création le 30 avril 1902 à l’Opéra-Comique (Paris).
Représentation du 01 février 2023, Opéra de Lille.