Seconde des trois Lucie/Lucia proposées ce mois-ci par les opéras de France[1], celle de Nice a de beaux atouts à faire valoir, sans doute plus musicaux que scéniques. Non que la vision de Stefano Vizioli soit indigne mais, en dépit d’une transposition plutôt sage au siècle de Scott et Donizetti, elle ne s’affranchit guère d’une certaine convention – et souffre en partie d’une scénographie pas toujours très heureuse (les décors sont signés Allen Moyer) : si l’omniprésence des tombeaux (représentés sur le mur de fond de scène et, en modèles réduits, à l’avant-scène) a le mérite de rappeler toute la noirceur d’un drame dont les racines sont très antérieures à l’histoire de La Fiancée de Lammermoor et qui a déjà fait de nombreuses victimes avant que le rideau ne se lève sur le premier acte, force est de constater que les maquettes disposés au premier plan ne sont guère très élégantes… Le point fort du spectacle, visuellement, est plutôt à chercher dans la direction d’acteurs, visiblement très travaillée et apportant une belle crédibilité aux faits et gestes accomplis par les personnages.
Les forces de la maison (Orchestre Philharmonique de Nice, Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur), en très bonne forme (le chœur sera particulièrement applaudi après son « Oh! qual funesto avvenimento!… » du troisième acte), sont dirigées par un Andriy Yurkevych visiblement très soucieux de préserver l’intégrité de la partition – un souci qui l’honore et que trop peu de ses confrères partagent. Quand, où a-t-on entendu pour la dernière fois une partition belcantiste donnée dans sa quasi intégralité[2], avec des codas respectées et non raccourcies de façon aussi grotesque qu’inélégante, la présence de (presque) toutes les reprises[3], inscrites dans l’ADN même de cette musique et sans lesquelles la partition se réduit à une simple trame, jetant aux oreilles de l’auditeur des bribes de motifs dont on a tout juste le temps de repérer la beauté ? Certainement pas à Paris, où ce répertoire fait régulièrement l’objet d’indignes tripatouillages[4]. Ainsi respectée, l’œuvre acquiert une force mais aussi une cohérence qu’on lui refuse – ou qu’on lui dénie – trop souvent, d’autant que le chef prend soin de préserver le délicat équilibre entre élégie et noirceur, poésie et dramatisme qui fait tout le prix du chef d’œuvre de Donizetti. Tout au plus s’étonnera-t-on du choix de certains tempi, parfois un peu rapides (tel celui du prélude qui, pris plus lentement, acquiert selon nous un degré supérieur de gravité) : un détail au regard d’une lecture très convaincante.
La distribution comporte une solide équipe de comprimari, tous convaincants, d’où se distingue notamment Grégoire Mour, au chant assuré et à la belle présence scénique. Souffrant, Mario Cassi a dû renoncer aux représentations. Il a été remplacé in extremis par Vladimir Stoyanov dont la voix accuse ce soir une petite fatigue, avec un vibrato un peu moins maîtrisé qu’à l’accoutumée. Il n’en demeure pas moins un Enrico crédible et impliqué, et on lui sait gré d’avoir sauvé les représentations, d’autant qu’il chantait encore Amonasro il y a quelques jours à l’Opéra de Rome !
Les rôles d’Edgardo et Lucia sont tenus par deux jeunes artistes dont la carrière est en plein essor (tous deux viennent, à titre d’exemple, de chanter Les Contes d’Hoffmann à la Deutsche Oper de Berlin, où Oreste Cosimo interprétait le rôle-titre et Kathryn Leweck les quatre rôles féminins). Oreste Cosimo est, pour nous, une découverte. Diplômé du Conservatoire Boito de Parme et ancien membre de l’Accademia del Teatro alla Scala, le jeune ténor a entamé une carrière internationale qui s’annonce de toute évidence très prometteuse : la voix est large, efficacement projetée, particulièrement belle dans le médium, couronnée d’un aigu franc ; et surtout, elle possède ces couleurs à la fois viriles et tendres qui rendent l’incarnation du personnage très émouvante, d’autant que le chanteur se double d’un acteur très convaincant, particulièrement à l’aise sur le plateau, et que le style belcantiste est parfaitement respecté – avec une ligne de chant très soignée et une expressivité à la fois sobre et touchante. Le public a fait fête au jeune chanteur, de nouveau attendu en mai/juin prochains dans le Rôle de Rodolfo (La bohème) qui devrait lui aller comme un gant ! Kathryn Lewek n’est pas inconnue du public français, ayant récemment incarné une mémorable Reine de la Nuit au festival d’Aix-en-Provence (un rôle qu’elle reprendra bientôt au Metropolitan Opera). Sa perfection technique (précision des coloratures, assurance des aigus et du suraigu, maîtrise de la tessiture sur tout son ambitus) de même que sa sensibilité (cantabile de « Regnava il silenzio » ou de « Alfin son tua ») ou son sens dramatique (sa scène de la folie est loin de se réduire à une simple leçon de « beau chant » mais impressionne réellement par son engagement dramatique) valent à la chanteuse un triomphe. La voix étant particulièrement large et d’une projection égale sur l’ensemble de la tessiture, les directeurs de théâtre seraient bien avisés de lui proposer les reines donizettiennes, où elle serait sans doute extrêmement convaincante – et pour lesquelles les titulaires ne sont aujourd’hui pas légion…
Deux artistes de grande qualité, aussitôt adoptés avec enthousiasme par l’Opéra de Nice, qui sera sans doute très impatient de les retrouver !
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[1] Les deux autres étant celles de Tours (voyez ici notre compte rendu) et de Paris, dont la première a lieu ce soir même samedi 18 février 2023.
[2] Sont préservées la scène entre Raimondo et Lucia au deuxième acte, celle entre Raimondo et Enrico après la folie de Lucia, le tableau de la tour de Wolferag au dernier acte avec la violente confrontation entre Enrico et Edgardo).
[3] N’ont guère manqué que la reprise de la cabalette d’Enrico, de même que celle (et c’est bien dommage…) de « O sole più rapido a sorger t’appresta » dans le duo entre Edgardo et Enrico au dernier acte.
[4] Témoin la dernière reprise des Puritains à l’Opéra de Paris, où il n’est pas un morceau de l’œuvre qui n’ait subi de coupes aussi injustifiées qu’inélégantes.
Enrico : Vladimir Stoyanov
Lucia : Kathryn Lewek
Edgardo : Oreste Cosimo
Arturo : Maurizio Pace
Raimondo : Philippe Kahn
Alisa : Karine Ohanyan
Normanno : Gregoire Mour
Orchestre Philharmonique de Nice, dir. Andriy Yurkevitch
Choeur de l’Opéra de Nice
Mise en scène : Stefano Vizioli
Décors d’après Allen Moyer
Costumes : Atelier Farani
Lumières : Nevio Cavina
Lucia di Lamermoor
Opéra en trois actes de Gaetano Donizetti, livret de Salvatore Cammarano d’après Walter Scott, créé au teatro San Carlo de Naples en 1835.
Opéra Nice Côte d’Azur, représentation du vendredi 17 février 2023