Amsterdam : création de Animal farm d'Alexandre Raskatov : "Tous les animaux sont semblables. Certains plus que d'autres".
Aux Pays-Bas, la création d’un opéra donnant à voir une critique acerbe du régime soviétique remporte un triomphe.
D’ Orwell à Raskatov et Burton : la satire du régime soviétique
En Chine, un gratte-ciel de 26 étages a récemment été construit pour abriter le plus grand élevage intensif de porcs au monde. Vivant dans une température et une atmosphère contrôlées, surveillés en permanence par des caméras et alimentés automatiquement, le cycle de vie de ces porcs va de l’engraissement des truies à la naissance des porcelets et leur empaquetage…
Qui sait ce qui se passerait dans cette « ferme » d’un million de têtes si la révolte imaginée par George Orwell dans sa Ferme des animaux avait lieu ! Le texte paru en 1945 est une satire impitoyable de la révolution russe qui s’est terminée par les purges staliniennes : le cochon rêveur Old Major est Karl Marx ; le deuxième cochon Snowball est Trotski ; l’autre cochon Napoléon est Staline ; le cochon Squealer est Beria, le chef de la police secrète ; le cheval infatigable Boxer est Stakhanov ; l’autre cochon Minimus, le poète, est Gor’kij. Quant à la jument Mollie, qui ne pense qu’aux rubans colorés, elle incarne l’aristocratie ; le corbeau Blacky, qui promet le paradis en évoquant une montagne de barbe à papa, c’est évidemment l’église russe ; Orwell lui-même est présent, l’intellectuel sceptique, dans le rôle de l’âne Benjamin.
Dans l’adaptation d’Alexandre Raskatov, l’histoire devient plus encore une métaphore de toutes les révolutions humaines, même si le livret, coécrit avec Ian Burton, reste fidèle à l’histoire originale. Curieusement, un autre élément rend les choses encore plus actuelles : George Orwell avait écrit une introduction à La Ferme des animaux, reproduite dans le programme, dans laquelle il soulignait l’amertume du finale, pour l’édition ukrainienne !
L’INTRIGUE – La négligence du fermier Jones envers sa ferme entraîne une rébellion des animaux. Le rêve du vieux cochon, le Vieux Major, leur inspire une vie meilleure sans l’oppression humaine. Une révolution a lieu, au cours de laquelle Les humains sont chassés de la ferme et les animaux, libérés, rebaptisent l’endroit « Ferme des animaux ». Sept commandements sont rédigés, visant à ce que les animaux vivent en égaux et rejettent les habitudes des humains : I. Celui qui marche sur deux jambes est un ennemi ; II. Celui qui marche sur quatre jambes est un ami ; III. Aucun animal ne doit porter de vêtements ; IV. Aucun animal ne doit dormir dans un lit ; V. Aucun animal ne doit boire de l’alcool ; VI. Aucun animal ne doit tuer un autre animal ; VII. Aucun animal ne doit faire du commerce.
Une tentative des humains visant à reprendre la situation en mains est repoussée, mais elle engendre de nombreuses pertes. Les cochons désigent des chefs chargés de réguler leur nouvelle existence, mais très vite, des tensions apparaissent et le nouveau régime devient de plus en plus oppressif. Les Sept commandements sont progressivement modifiés par les chefs pour mieux masquer leurs abus et le caractère liberticide de leurs décisions. Napoléon se fait vénérer comme un grand chef. La vie dans la Ferme des animaux est maintenant aussi dure et effrayante qu’avant la rébellion, mais les cochons font de leur mieux pour dire aux autres animaux que leur situation s’est améliorée. Les sept commandements sont in fine devenus insignifiants et l’égalité n’est plus devenue qu’un rêve lointain dans la Ferme des animaux…
Un compositeur né le le jour des funérailles de Staline
Russe d’origine juive, Alexandre Raskatov est né le 9 mars 1953, le jour des funérailles de Staline. En 1994, il s’est installé en Allemagne, puis en France, mais une grande partie de sa vie avait jusqu’alors été influencée par le stalinisme : son grand-père avait vécu dans un goulag et son père avait dû quitter la profession médicale parce qu’il était juif. L’œuvre précédente de Raskatov, Cœur de chien, également une satire grotesque de la société soviétique sous la plume de Mikhaïl Boulgakov, a été créée ici à l’Opéra national des Pays-Bas en 2010 et c’est à cette occasion que le metteur en scène Damiano Michieletto a commandé une nouvelle œuvre. Après Le Puits et le pendule (1991) d’Edgar Allan Poe, La Ferme des animaux est donc sa troisième œuvre dans un catalogue assez riche qui comprend de la musique de chambre, vocale et symphonique.
En rédigeant le livret avec Ian Burton, le compositeur a mis dans la bouche des animaux de nombreuses citations littérales qu’Orwell ne pouvait pas connaître à l’époque : « Tant que je respirerai, je me battrai pour notre avenir » de Trotski ; « Pourquoi avez-vous besoin de ma mort ? » (les derniers mots de Boukharine à Staline) ; l’impitoyable « Crie ou ne crie pas. Cela n’a pas d’importance, de toute façon » de Beria ; le cynique « S’il y a une personne, il y a un problème. S’il n’y a pas de personne, il n’y a pas de problème » de Staline. Le texte est plein de traits d’esprit et la langue anglaise joue sur les bruits d’animaux. Moins oratoire que l’original, le livret de Burton et Raskatov confie la pensée d’Orwell à la vivacité du dialogue, formant un outil parfaitement modelé à la musique du compositeur russe, énergique et extravagante : on y retrouve les rythmes endiablés de Prokof’ev ou les rythmes ostinato de Chostakovitch, mais aussi certains minimalismes américains, le folklore et le jazz russes, le bel canto et la comédie musicale, le tout recréé par une orchestration savante qui incorpore avec bonheur des techniques d’avant-garde dans l’utilisation des instruments – glissandi, utilisations inédites des archets et des percussions.
Outre les cordes, les bois (deux flûtes, deux hautbois, trois clarinettes, deux bassons) et les cuivres (quatre cors, trois trompettes, quatre trombones et un tuba basse), l’orchestre de La Ferme des animaux comprend des timbales, six percussionnistes, deux harpes, un célesta, un piano, deux saxophones, une guitare, une basse électriques et un cymbalum. Néanmoins, il conserve toujours une certaine transparence : les instruments jouent rarement tous en même temps et leur variété permet de passer d’un style à l’autre avec une fluidité surprenante, avec certains moments étonnants comme le numéro de Pigetta, la jeune actrice piégée par Squealer/Beria, habillée comme la Rita Hayworth « atomique » ; «You are so beautiful, Pigetta! Your tail is so curly! Your snout so pink! Your udder is so sexy!» (« Tu es si belle, Piglet ! Ta queue est si frisée ! Ton museau est si rose ! Tes mamelles sont si sexy ! ») avant qu’elle ne soit tuée : «It is not a bouquet! It’s a wreath! May it rot on your grave!» (« Ce n’est pas un bouquet ! C’est une couronne ! Qu’elle pourrisse sur ta tombe ! » – propos toujours teus par Beria). Toujours très original et plein de résonances particulières est le traitement des cordes, qui constituent le véritable centre sonore de la composition.
Les techniques vocales sont d’une richesse inhabituelle et vont du registre grave et solennel du vieux Maijor, en pape orthodoxe, aux sons perçants de Squealer, en passant par les coloratures stratosphériques de Mollie. Le résultat est une œuvre musicalement agréable qui surprend par sa variété de couleurs et de styles.
Le spectacle de Damiano Michieletto
L’ensemble du spectacle est dynamisé par la mise en scène de Michieletto, s’accordant parfaitement au ton de l’histoire : le décor intemporel est celui d’un abattoir aseptique aux murs de marbre blanc et aux néons froids – Paolo Fantin dit s’être inspiré de celui de Rome – avec des cages en fer enfermant » notre nourriture « . Michieletto se souvient peut-être ici de sa mise en scène de Il dissoluto punito, le Don Giovanni Tenorio de Ramón Carnicer i Batlle situé dans une boucherie, présentée à La Corogne en 2006. Ici, les personnages portent des masques d’animaux qu’ils abandonnent peu à peu pour devenir de plus en plus des hommes, avec tous leurs vices. Même les commandements écrits à la peinture rouge sur les murs sont progressivement modifiés à la peinture noire. Les cages disparaissent pour laisser place, dans le finale, à des canapés en velours et des lustres en cristal, lorsque la transformation des animaux en humains tant détestés est enfin achevée.
L’évolution de la psychologie des personnages est particulièrement soignée dans la mise en scène de Michieletto : très douloureuse est la parabole de Boxer, le cheval de trait qui, après avoir été exploité d’abord par le maître et ensuite par la révolution, n’est finalement bon qu’à servir de viande de boucherie. Particulièrement piquant est le personnage de Squealer, le soutien du tyran et érotomane sordide ; désarmant est celui de Mollie, la jument qui redresse constamment ses cheveux (ou plutôt sa crinière !) ornés de rubans colorés. Les costumes de Klaus Bruns sont parfaits et les éclairages d’Alessandro Carletti toujours efficaces.
Musicalement, une superbe réussite
Outre la superbe prestation de l’Orchestre de chambre néerlandais dirigé avec compétence et enthousiasme par le jeune Bassem Akiki et le chœur du théâtre rejoint par le chœur d’enfants, tous les solistes forment un ensemble homogène et très efficace, de la saisissante soprano colorature Holly Flack (la jument Mollie) au ténor (et à l’occasion soprano !) Karl Laquit (le porcelet Pigetta et l’âne Benjamin), à la soprano Elena Vassilieva (le corbeau Blacky), l’intense mezzo-soprano Maya Gour (la chèvre Muriel, le soprano Francis van Broekhuizen (Mme Jones), la contralto Helena Rasker (la jument Clover), le contre-ténor Artem Krutko (le cochon Minimus), le très talentueux ténor James Kryshack (le porcelet Squealer), le ténor Michael Gniffe (le cochon Snowball), le ténor Marcel Beekman (le truculent Mr Jones), Germán Olvera (le cheval Boxer), le baryton Misha Kiria (le cochon Napoleon), la basse Gennadij Bezzubenkov (le cochon Old Major), le baryton-basse Frederik Bergman (l’obséquieux M. Pikington), les barytons-basses Alexander de Jong et Joris van Baar (les hommes de Jones), la basse Mark Kurmanbayev et le baryton Michiel Nonhebel (les hommes de Pilkington).
Salle comble et public debout pour les salutations finales, avec de véritables pics d’enthousiasme destinés à l’auteur. Le spectacle pourra être vu en Italie l’année prochaine à Palerme, car il est produit en collaboration avec le Teatro Massimo, la Wiener Staatsoper et le Finnish National Opera.
Old Major : Gennady Bezzubenkov
Napoleon : Misha Kiria
Snowball : Michael Gniffke
Squealer : James Kryshak
Boxer : Germán Olvera
Benjamin : Karl Laquit
Minimus : Artem Krutko
Clover : Helena Rasker
Muriel : Maya Gour*
Blacky : Elena Vassilieva
Mollie : Holly Flack
Pigetta (young actress) : Karl Laquit
Mr. Jones : Marcel Beekman
Mrs. Jones : Francis van Broekhuizen
Mr. Pilkington : Frederik Bergman
2 men of Mr. Jones : Alexander de Jong, Joris van Baar
2 men of Mr. Pilkington : Mark Kurmanbayev, Michiel Nonhebel
2 men from veterinary car : Alexander de Jong, Mark Kurmanbayev
*Dutch National Opera Studio
Netherlands Chamber Orchestra, Chorus of Dutch National Opera (chef de chœur : Edward Ananian-Cooper), New Amsterdam Youth Choir (part of Nieuw Vocaal Amsterdam), Youth chorus master Anaïs de la Morandais, dir. Bassem Akiki
Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Klaus Bruns
Lumières : Alessandro Carletti
Chorégraphie : Thomas Wilhelm
Dramaturgie : Wout van Tongeren, Luc Joosten
Animal Farm
Opéra en deux actes, 9 scènes et un épilogue d’Alexandre Raskatov, livret de Ian Burton et du compositeur, créé à Amsterdam le 03 mars 2023.
Spectacle du 03 mars 2023 (création), Dutch National Opera (Amsterdam)
Coproduction Dutch National Opera, Wiener Staatsoper, Teatro Massimo (Palermo), et Finnish National Opera and Ballet (Helsinki)