Une très émouvante production de l’opéra de Purcell du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et de la Philharmonie de Paris, loin de l’esthétique « robes à paniers et perruques poudrées », emmenée par une distribution de très grande qualité.
Des choix courageux
Le Didon et Énée de Henry Purcell, seul vrai opéra de ce compositeur, présente bien des défis aux directeurs d’opéra. Comme se lamentait mon ami Ben Britten, ce petit bijou, une grosse heure de musique, est trop court pour être présenté seul, et il est bien difficile de lui trouver un pendant. Certains opéras en un acte sont trop longs. À ce thème antique, faut-il un contrepoint consonnant ou dissonant ? Certaines tentatives de « farcir le dindon » ou de « rallonger la sauce », si je puis m’exprimer ainsi, que nous avons chroniqué dans nos pages, sombrent dans le ridicule tant, malgré les lacunes d’une partition aux fortunes aussi diverses que celles d’Énée lui-même, elle se présente comme un tout organique assez bien équilibré. Aussi n’allais-je pas Porte de Pantin, mercredi 8 mars, sans quelque palpitation. J’avoue que le décor sur scène, salle Rémi Pfimlin, et le surtitrage explicatif ne portaient guère à l’enthousiasme puisque nous étions dans un CADA, centre d’accueil de demandeurs d’asile, avec côté jardin un bureau, avec mobilier en métal gris et des ordinateurs, et une grande salle anonyme, à la fois dortoir et réfectoire, avec éclairage zénithal, tables en simili-bois, portants pour vêtements, grands sacs Tati, bref l’essence même de certains halls d’accueil de nos administrations, glacials à souhait et respirant la misère.
Après avoir ramé deux heures dans les transports en commun, bondés en ce jour de grève, pour rejoindre la Cité de la Musique, l’idée de passer ma soirée avec la misère du monde que l’on côtoie chaque jour à Paris et dont je venais de m’extraire, ne me disposait guère à recevoir avec équanimité ce Didon et Énée. Quoi, est-ce là qu’allait retentir le rire goguenard de ses sorcières échappées du Macbeth de Shakespeare et héritières du merveilleux d’opéra du Grand Siècle ? L’envie de robes à paniers, de rhingraves et de perruques poudrées m’a soudain saisi et je m’apprêtais à dénoncer ces metteurs en scène qui, tel le coucou du proverbe, pondent dans un opéra leurs obsessions du moment, ce qu’on appelle Regie-oper outre-Rhin, et cherchent à conscientiser le spectateur en lui rappelant qu’il n’est qu’un vil sans cœur. La lecture du programme me rassura. On n’avait ni farci le dindon ni rallongé la sauce puisque le chef Leonardo García Alarcón, en accord avec Marc Lainé, metteur en scène, scénographe et auteur du nouveau scénario, avait réécrit un Prologue décrivant les tribulations d’Énée, errant sur les mers avant d’arriver à Carthage avec ses compagnons demandeurs d’asile, dont la musique était empruntée en majeure partie au semi-opera de Purcell, La Tempête d’après Shakespeare, notamment à son Masque des Démons (Acte II) et au Masque de Neptune (Acte V). Voilà qui faisait sens.
Un pari réussi
Il m’a fallu dix bonnes minutes pour céder au bonheur de la musique, hésitant entre l’adhésion au propos et le rejet de ces images de misère et d’abjections auxquelles réfugiés et demandeurs d’asile sont soumis, car en plus du spectacle sur scène s’ajoutait une vidéo fournissant d’autres images aussi glaçantes, sur lesquelles on aurait aimé fermer les yeux. Le pire était l’ironie atroce du contrepoint entre la traduction en français des vers de Dryden (ou de Thomas Shadwell), au service d’une grande fantaisie mythologique, et les images scéniques ou filmées, où les créatures suscitées par le magicien Prospero devenaient des petits chefs suffisants et nuisibles, tenant ces réfugiés à leur merci, et où les riches nourritures proposées par Cérès étaient réduites à bols de soupe et quignons de pain.
Difficile de résister à l’intelligence de cette réécriture malgré l’assaut de la réalité dans tout ce qu’elle a de plus sordide. Mais rien de vulgaire, de laid ou d’outré et la construction petit à petit d’un rituel du désespoir, avec des gestes graves et parfois des images d’une grande poésie comme cet Air du froid, tiré du King Arthur de Purcell, hélas chanté par un contre-ténor (« Mais il fallait bien lui trouver un rôle ! »), accompagné par les raclements des cordes, cliquetant comme des os, qui soulignaient sa fragilité et son extrême dénuement. Les trois derniers numéros du Masque de Neptune qui concluaient ce Prologue, et qui se veulent rassurants, distillaient au contraire une sourde menace.
Par comparaison, les trois actes de Didon et Énée m’ont semblé moins âpres mais tout aussi touchants. Didon, ici responsable d’un CADA, tombe amoureuse d’un des demandeurs d’asile dont elle à la charge et, en butte aux soupçons de partialité de la part de ses collègues et supérieurs (mes sorcières !), doit abandonner sa charge et son rêve alors qu’Énée poursuit son destin vers un ailleurs où elle n’a pas sa place, canevas inspiré de la réalité. Entre l’acte II et III, Leonardo García Alarcón avait inséré la Chaconne en sol mineur de Purcell, construite sur cette basse obstinée que les Anglais appellent « a ground », mot qui évoque aussi bien la terre, et par extension la tombe, que le navire qui s’échoue à marée basse ou sur des récifs. On compte trois grounds dans l’opéra : pour le premier air de Didon « Ah Belinda » à l’acte I, qui exprime ses craintes face à l’avenir ; pour l’air de la Seconde Dame à l’acte II, racontant l’histoire de Diane et Actéon, et enfin pour la lamentation de Didon s’apprêtant à mourir à l’acte III « When I am laid in earth » Le destin de la reine est donc constamment prophétisé et la Chaconne trouvait ainsi légitimement sa place dans la symbolique musicale de l’opéra.
Le tableau des sorcières à l’acte II était particulièrement réussi et on oubliait facilement leur grotte tant le désir de nuire de ces Sœurs du Destin, deux grands échalas au costume d’alguazil, était perceptible dans l’ombre du dortoir. La grande réussite de cette production, c’est son plateau vocal et sa distribution, l’énergie ou l’émotion que García Alarcón insuffle à cet ensemble, aussi bien dans le Prologue que dans l’opéra, et l’engagement total de ces jeunes acteurs issus des classes du CNSM. Je ne puis les citer tous mais je distinguerai Marion Vergez-Pascal, mezzo-soprano, Éole et Enchanteresse, ainsi qu’Apolline Raï-Westphal, soprano, pleine de vaillance et de charme en Amphitrite et Belinda. Solène Laurent, mezzo-soprano, notre Didon déchirée par des émotions contradictoires, a tenu très efficacement sa partie. Mais dommage que Purcell n’ait pas eu Lysandre Châlon, baryton-basse au prénom shakespearien, pour son Énée. Il lui aurait composé un rôle plus étoffé : voix de bronze, noblesse du timbre, diction précise (il chante les Anglais Vaughan Williams et Gerald Finzi), ligne de chant droite et sûre. Comment Didon pourrait-elle résister à ce héros, fils de la déesse ? Leonardo García Alarcón dirige avec verve, précision et vigueur son orchestre pour le plus grand bonheur de son public. De la belle ouvrage. Un spectacle très prenant, qui mériterait absolument d’être repris.
Didon : Solène Laurent
Énée : Lysandre Châlon
Amphitrite / Belinda : Apolline Raï-Westphal
Seconde Dame : Camille Bauer
Froid / Esprit : Virgile Pellerin
Éole/ Enchanteresse : Marion Vergez-Pascal
Première sorcière : Sara Brunel
Seconde sorcière : Candice Albardier
Un marin : Lucas Pauchet
Orchestre et étudiants du Conservatoire de Paris, dir. Leonardo García Alarcón
Étudiants du Conservatoire de Paris (Départements des disciplines vocales et instrumentales)
Mise en scène et scénographie : Marc Lainé
Didon et Énée
Opéra en trois actes de Henry Purcell, livret de Nahum Tate, créé à Londres (Chelsea) en 1689.
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, Philharmonie de Paris, Cité de la Musique, représentation du mercredi 08 mars 2023.