Blessures d’enfance : l’Opéra de Nancy psychanalyse Iphigénie en Tauride dans la nouvelle production lyrique de Silvia Paoli
Iphigénie en Tauride à l’Opéra national de Lorraine
Après une Tosca maladroite déjà présentée in loco en juillet 2022, Silvia Paoli remet l’ouvrage sur le métier et présente au public nancéien une Iphigénie tourmentée servie par une prestation musicale enthousiasmante. Retour gagnant.
Et in Arcadia ego
Peu de directeurs de maisons d’opéra ont actuellement le nez aussi creux que Matthieu Dussouillez qui, un mois à peine après un Tristan très décrié confié au metteur en scène Tiago Rodrigues, renouvelle sa confiance à une jeune scénographe aux inspirations très iconoclastes. Révélée l’an passé au public lorrain par une Tosca minimaliste qui mettait (un peu trop) l’accent sur la lubricité des milieux cléricaux romains, Silvia Paoli empoigne cette fois l’ultime des grands chefs d’œuvre gluckistes et propose un spectacle dont c’est peu dire qu’il explore Iphigénie en Tauride jusque dans ses replis les plus insoupçonnés à la manière d’un psychanalyste qui « accouche » son patient de ses traumas les plus profondément refoulés.
Les plus anciens des spectateurs du Palais Hornecker ont gardé en mémoire la précédente production nancéienne d’Iphigénie en 2005 : la soprano franco-albanaise Alketa Cela y avait été une bouleversante prêtresse dans une scénographie sombre et épurée imaginée par Yannis Kokkos. C’est un parti-pris radicalement inverse que prend Silvia Paoli en transposant le drame antique dans un grand décor architecturé signé Lisetta Buccellato : murs salpêtrés aux teintes verdâtres, éclairages crus au néon, dallage blanc à cabochons noirs et fresque religieuse à l’iconographie naïve, cette Iphigénie se déroule à l’abri des regards du monde extérieur au sein d’une communauté évangélique dont le gourou polygame, Thoas, exerce sur ses épouses un ascendant tyrannique au nom d’une religion patriarcale et viscéralement gynécophobe. L’atmosphère du spectacle emprunte à la fois à l’iconographie de la série à succès de la chaine OCS The Handmaid’s Tale, à l’imaginaire angoissant du film Shining de Stanley Kubrick et à l’atmosphère poisseuse de l’excellent roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam, Arcadie.
Dans la proposition de Silvia Paoli, Iphigénie n’était encore qu’une enfant lorsqu’elle a été contrainte d’épouser le gourou de la secte. Ce traumatisme d’enfance est révélé au spectateur dès le début de l’œuvre, pendant la grande scène de tempête qui ouvre l’opéra. Tandis que les épouses de Thoas sommeillent sur leurs grabats dans le grand dortoir de la communauté mormone, Iphigénie est hantée par un cauchemar joué à l’arrière-scène, dans une semi-pénombre : petite fille choyée au sein d’une famille aimante, elle semble particulièrement proche de son père Agamemnon tandis que sa mère, Clytemnestre, femme à l’élégance racée et à l’opulente pélerine de fourrure, se révèle plus complice avec le second enfant de la fratrie, le petit Oreste. Mais très rapidement ce tableau idyllique se fissure pour dévoiler une autre réalité. Profitant qu’il est seul avec la fillette, Agamemnon lui fait cadeau d’un voile de tulle blanc et la convainc d’épouser Thoas. Clytemnestre surgit qui essaye de l’empêcher de livrer leur enfant à la lubricité du chef sectaire mais son mari ne veut pas s’en laisser conter ! Le couple en vient alors aux mains sous les regards apeurés de leurs enfants : c’est ce drame de l’enfance innocente précocement interrompue qui, jusqu’au bout de l’opéra, va hanter les protagonistes dans un maelstrom névrotique effrayant.
L’intérêt de la dramaturgie de Silvia Paoli est de rebattre entièrement les cartes de la famille des Atrides que nous croyions si bien connaître. Exit le bon Agamemnon assassiné par sa méchante épouse adultère. Ici, il se révèle un père libidineux, presqu’incestueux, qui livre consciemment sa fille à la perversité d’un pornocrate. Le meurtre commis par Clytemnestre n’a donc plus rien de scandaleux : en trucidant son époux, la mère outragée cherche au contraire à protéger sa fille et lorsqu’elle tombe à son tour sous les coups de son fils, c’est le matricide perpétré par Oreste qui devient le plus odieux des homicides qui ponctuent cette saga de sexe et de sang. Pris au piège des libidos déréglées de leurs géniteurs, Iphigénie et Oreste sont les prisonniers à perpétuité d’une enfance fracassée dont ils n’arrivent pas à se défaire.
Silvia Paoli excelle à mettre en scène ces névroses et à insuffler aux chanteurs le placement et l’intention qui sonnent justes. Qui avant elle avait eu l’idée de demander à Iphigénie de se trancher les veines au moment où elle chante « la mort me devient nécessaire » ? Au troisième acte, le décor de la chambre d’Iphigénie est lui-aussi une vraie trouvaille dramaturgique : au cœur de l’univers sectaire qui l’opprime, la jeune femme est parvenue à reconstituer le cocon de sa chambre d’enfant. Modeste lit de fer blanc, boite à secrets renfermant une vieille poupée et le petit voile de tulle de ses noces tragiques et murs couverts de dessins et de photographies découpées aux pages des magazines, comme pour mieux s’échapper de l’enfer du quotidien sectaire, ce décor dit tout de la femme qu’Iphigénie ne réussit pas à devenir et de l’enfance chaotique dont elle est restée prisonnière. Et lorsqu’un peu plus tard Oreste y est introduit avec Pylade, le jeune homme s’y comporte lui aussi comme un enfant, cherchant à fuir ses peurs en se réfugiant sous le lit, là où les fantômes des adultes n’auront pas l’idée de venir le déloger.
La relation Pylade-Oreste est le dernier des angles saillants du drame sur lequel Silvia Paoli semble avoir le plus travaillé. Quand tant de mises en scène peinent à donner chair à cette relation fusionnelle qui lie les deux amis, la metteuse en scène florentine assume crânement l’homophilie sous-jacente du livret de Nicolas-François Guillard et donne à voir deux jeunes garçons littéralement crucifiés par l’idée d’être séparés l’un de l’autre. Ligotés aux deux extrémités du décor dès la fin du premier acte, Oreste et Pylade n’ont de cesse de tirer sur leurs chaines et de se chercher du regard, de la voix et de l’épiderme jusqu’à chanter front contre front dans un face à face intime et bouleversant. Au troisième acte, le baiser qu’ils échangent échappe à tout cliché et vient naturellement ponctuer la passion qui les unit. Dans l’obscurité opaque des passions tristes de ce drame, ce baiser détonne par son ingénuité et rend foi en la nature humaine : lorsque tout est sali et promis à la flétrissure, l’amour seul est salvateur.
Ô bienheureuse Iphigénie
Pour donner chair à cette tragédie antique, il était nécessaire de confier les rôles des Atrides à des artistes capables d’incarner autre chose que des figures marmoréennes. Dans ce sens, les interprètes d’Iphigénie et Oreste constituent un choix proche de l’idéal et une référence à l’aune de laquelle il est permis d’affirmer que la distribution de ce spectacle fera date.
Les tessitures de Julie Boulianne et de Julien Van Mellaerts ont cependant de quoi surprendre au premier abord. Alors que l’oreille du spectateur est généralement habituée à un timbre de soprano dramatique dans le rôle d’Iphigénie et à une voix très sombre pour interpréter Oreste, ces deux chanteurs offrent à entendre un joli timbre corsé de mezzo et un baryton cuivré aux teintes assez claires. Séparés par un large ambitus, les deux instruments s’accordent cependant au même diapason et il y a décidemment chez ces deux jeunes interprètes un plaisir identique et communicatif à chanter Gluck.
D’Iphigénie, Julie Boulianne a la noblesse d’accent, l’autorité des attaques et une expressivité qui font d’elle une aussi bonne diseuse que chanteuse. Les longs alexandrins du livret coulent naturellement de sa bouche et elle sait jouer de toute une palette d’émotions pour donner différentes couleurs au récit de son rêve (« Cette nuit j’ai revu le palais de mon père »), à son désespoir (« Ô toi qui prolongeas mes jours ») ou à l’introspection de ses tourments (« Ô malheureuse Iphigénie »). Dotée d’un vibrato serré qu’elle contrôle parfaitement, la chanteuse québécoise projette son instrument sans jamais donner le sentiment de forcer ni de produire des décibels inutiles, ce qui confère à sa prestation un naturel qui force l’admiration.
Moins idiomatique, Julien Van Mellaerts n’en compose pas moins un Oreste attachant : le jeune baryton néo-zélandais peine un peu à produire les sons fermés caractéristiques du chant français mais il sait y mettre un tel allant et un tel engagement dramatique qu’on est enclin à lui pardonner ces maladresses et à saluer le bel artiste qu’il est. Oreste écorché vif, l’émotion à fleur de lèvres, il délivre un deuxième acte de toute beauté : « Dieux qui me poursuivez » est chanté à pleine voix, dans l’élan du désespoir, avant qu’il n’aborde de manière plus intériorisée son air « Le calme rentre dans mon cœur». Scéniquement, Julien Van Mellaerts est au diapason des attentes de la metteuse en scène Silvia Paoli : ses talents d’acteur lui permettent d’être aussi crédible en matricide névrosé qu’en amoureux transi de son compagnon d’infortune.
Après son magnifique récital d’airs français publié chez Supraphon en 2019, Petr Nekoranec était très attendu dans sa prise de rôle de Pylade et c’est peu dire que sa performance a impressionné le public de cette Première. Aguerri sur les scènes du Théâtre national de Prague et de plusieurs maisons d’opéra allemandes, ce jeune ténor tchèque voit actuellement sa carrière prendre une dimension internationale et gagner la France où, après Toulouse, il est à présent engagé à Nancy dans un rôle de premier plan. Petr Nekoranec s’est incontestablement impliqué corps et voix dans cette production d’Iphigénie : Silvia Paoli ne s’y est pas trompée qui a réussi à le convaincre d’être presque nu sur scène pendant tout le deuxième acte sans que ni son jeu d’acteur, ni son chant, n’en soient affectés. L’artiste a pour incarner Pylade non seulement une silhouette athlétique mais surtout un timbre de ténor charnu à l’émission très dense, à mille lieux de la voix de « taille » qu’on entend fréquemment dans ce répertoire. Si la prononciation du français de Petr Nekoranec est encore un peu exotique, le chanteur comprend incontestablement chacun des mots qu’il chante, ce qui lui permet de trouver à chacune de ses interventions l’émotion juste et de traverser le troisième acte en état de grâce. Dans le duo « Et tu prétends encore que tu m’aimes », qu’il interprète parfaitement connecté à son partenaire, et plus encore dans l’air « Ah, mon ami, j’implore ta pitié », il s’avère capable de somptueux aigus filés tandis que l’acte culmine dans un « Divinités des grandes âmes » virtuose et dépouillé de tout hédonisme vocal.
Aux côtés de ce trio bien chantant, le reste de la distribution a lui aussi quelques beaux atouts à faire valoir. À Thoas, Pierre Doyen prête son timbre de baryton sonore et solidement charpenté dans les graves. Si le jeu d’acteur, roublard et libidineux, n’appelle aucun bémol, on peut toutefois regretter une interprétation vocale un peu monolithique et un personnage trop uniformément cruel. En second couteau diablement antipathique, Halidou Nombre impressionne lui aussi par l’autorité du timbre et son aisance scénique. Grace Durham et Lucie Peyramaure enfin donnent la réplique à Iphigénie et composent deux figures féminines attachantes et bien différenciées. Le beau timbre mordoré de mezzo de la première retient l’oreille et fait regretter la brièveté de ses interventions tandis que la seconde, égale sur toute la soirée, est d’abord une prêtresse dévouée avant que l’intervention de Diane, chantée du troisième balcon, ne lui permette de déployer dans l’immensité de la salle du palais Hornecker, une voix ronde aux aigus solides.
Préparé par Guillaume Fauchère, le Chœur de l’Opéra national de Lorraine assume de manière homogène les différentes parties que la partition lui réserve avec une mention spéciale pour les pupitres féminins, littéralement bouleversants dans la conclusion du deuxième acte « Contemplez ces tristes apprêts ». Lorsqu’à la fin de la représentation les chanteuses du chœur s’avancent en bordure de fosse, dénouent leurs fichus et libèrent leurs chevelures en signe d’émancipation, c’est un véritable frisson d’émotion qui parcourt la salle et fait écho au propos féministe de la mise en scène de Silvia Paoli.
À la tête d’un Orchestre de l’Opéra national de Lorraine en très grande forme, le chef français Alphonse Cemin faisait littéralement ses débuts en fosse pour une production lyrique. Remarqué il y a six ans dans la vidéo devenue virale où il accompagnait au piano, en bras de chemise et en tongs, Jakub Orlinski dans l’émission Carrefour de Lodéon, ce jeune musicien particulièrement à l’aise avec le langage gluckiste réussit à tirer de l’orchestre nancéien des sonorités baroqueuses bluffantes un mois à peine après que les mêmes instrumentistes se sont révélés excellents wagnériens dans Tristan. Le pari était pourtant risqué… Dans la grande scène de tempête qui ouvre l’opéra, le Maestro Cemin éprouve en effet quelques difficultés à bien détacher tous les plans sonores qui créent l’illusion des bourrasques, de l’orage et des éclairs mais très rapidement l’orchestre se cale sur la battue du chef et commence à déployer un épais tapis de cordes qui sonnent à l’unisson tout au long de la représentation. Parmi tous les pupitres de l’orchestre, ceux des violoncelles et des contrebasses se distinguent tout particulièrement par leur son soyeux et leur parfaite adéquation avec l’esthétique Grand Siècle de cette œuvre de Gluck. Le coup d’essai est un coup de maître : ce soir de Première, la silhouette adolescente d’Alphonse Cemin a fait une entrée remarquée dans le petit cénacle des chefs capables de ramener à la vie ces tragédies lyriques du XVIIIe siècle qui effraient parfois les spectateurs par leur (fausse) austérité et leur (prétendue) froideur marmoréenne.
Au terme de la soirée, le public de Nancy fait un accueil enthousiaste à cette Iphigénie dont il a su apprécier le minutieux travail de mise en scène et la rigueur musicologique conduite par un jeune chef inspiré. Grisé par l’enthousiasme, on se prend à espérer retrouver très vite, dans le même théâtre, Silvia Paoli, Petr Nekoranec et Alphonse Cemin. La fille du régiment de Donizetti leur irait comme un gant.
Iphigénie : Julie Boulianne
Oreste : Julien Van Mellaerts
Pylade : Petr Nekoranec
Thoas : Pierre Doyen
Scythe, un ministre du sanctuaire : Halidou Nombre
Diane, Première Prêtresse : Lucie Peyramaure
Deuxième Prêtresse, une femme grecque : Grace Durham
Agamemnon : Sébastien Dutrieux
Clytemnestre : Chloé Scalese
Iphigénie enfant : Alice Lacoste-Remy
Oreste enfant : Axel Lecrivain
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Alphonse Cemin
Chef de chœur : Guillaume Fauchère
Mise en scène : Silvia Paoli
Décors : Lisetta Buccellato
Costumes : Alessio Rosati
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Iphigénie en Tauride
Tragédie lyrique en quatre actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Nicolas-François Guillard. Créée le 18 mai 1779 à l’Académie royale de musique à Paris.
Opéra de Nancy, mercredi 15 mars 2023