ADAM’S PASSION à Rome : la tragédie de l’humanité dans une « cérémonie » orchestrée par Pärt et Wilson
Splendide ADAM’S PASSION à l’Opéra de RomeSION
Deux maîtres de l’esthétique du ralenti se rencontrent, deux langages similaires, l’un sonore et l’autre visuel. La musique du compositeur estonien Arvo Pärt, qui combine trois de ses œuvres – Adam’s lament, Tabula rasa et Miserere auxquellles s’ajoute une quatrième Sequentia écrite spécialement pour l’occasion – devient le support d’un spectacle où les quatre-vingt-cinq minutes de musique s’harmonisent parfaitement avec le théâtre hypnotique de Robert Wilson.
Quatre œuvres fondues en une seule
Selon le compositeur, la base de Sequentia « est la fine ligne descendante du violon, composée comme une chaîne de trois notes. Les autres groupes orchestraux la suivent successivement comme un canon. C’est comme un fil particulier qui serait inclus dans un tapis. Le motif émerge si toutes les couches fonctionnent ensemble ». La pièce doit être jouée sur le mode de la douceur, entraînant les auditeurs dans un monde sonore particulièrement fragile où le mouvement et l’immobilité, le temps et l’intemporalité se rencontrent, et l’interprétation nécessite des cordes sans vibrato. Elle a spécialement été créée en 2014 pour la production d’Adam’s Passion (dédiée à Robert Wilson), et constitue une sorte d’ouverture aux trois autres pièces.
Adam’s lament (2009) est une composition pour chœur et orchestre sur le texte russe du moine orthodoxe Silvanus du Mont Athos (1866-1938), dont les paroles sont les suivantes : « Adam, père de toute l’humanité, a connu au paradis la douceur de l’amour de Dieu ; ainsi, lorsque, à cause de son péché, il a été chassé du jardin d’Eden et s’est retrouvé veuf de l’amour de Dieu, il a beaucoup souffert et a poussé un grand gémissement. Et tout le désert résonna de ses gémissements ». Le monologue est chanté par les voix masculines du chœur et la structure du texte dicte le flux de la composition où non seulement le nombre de syllabes et les accents des mots, mais aussi les signes de ponctuation sont traduits en sons et en pauses.
Tabula rasa se compose de deux mouvements, Ludus et Silentium. Pärt y développe son style tintinnabuli à deux voix : la première joue les notes d’une gamme diatonique (voix de la mélodie), la seconde arpège sur la triade tonique (voix du tintinnabuli). Constituant un quasi double concerto pour deux violons, orchestre à cordes et piano préparé, il a été composé à la demande du violoniste Gidon Kremer en 1977. Les deux mouvements contrastent l’un avec l’autre en termes d’atmosphère et de vitesse. Alors que « Ludus » se compose de huit variations et d’une cadence vigoureuse, dans « Silentium« , Pärt utilise à nouveau le principe de l’imitation, les différentes voix se déplaçant à des vitesses rythmiques différentes. Pärt a réservé le rythme la plus rapide à la voix de basse et la plus lente au premier violon solo.
Les deux mouvements liturgiques Miserere et Dies Irae, composés en 1989-1992 pour chœur et orchestre, constituent la troisième partie. La différence entre les textes se reflète également dans le traitement musical : la prière de David est interprétée par des solistes vocaux accompagnés d’instruments choisis dans diverses combinaisons, tandis que dans les scènes formant le « Jour du Jugement de l’humanité », le chœur chante en même temps que le tutti instrumental. Dans l’attente de la rédemption, ces deux perspectives semblent se fondre en une seule prière silencieuse. Outre l’orgue, les instruments à vent (hautbois, clarinette, clarinette basse, basson, trompette et trombone) et les percussions, l’orchestration comprend également une guitare électrique et une guitare basse.
L’épure wilsonienne
Adam’s Passion est né d’une rencontre au Vatican entre le compositeur et le metteur en scène, et a été présentée pour la première fois à Tallinn, capitale de l’Estonie, en 2015 dans une ancienne usine de sous-marins. Libéré de toute contrainte narrative, Robert Wilson signe ici son interprétation la plus essentielle, la plus épurée. La musique raréfiée de Pärt trouve un écho visuel dans l’espace scénique vide et dans les éclairages raffinés d’A.J. Weissbard, où une plate-forme s’étendant vers le public est encadrée par des néons tandis que le fond de la scène est occupé par une batterie de projecteurs dont la lumière, dans le final, fera écho au crescendo musical.
Dans l’obscurité totale, les notes des deux violons solistes flottent dans la salle. Un claquement soudain du xylophone fait tressaillir, et un faisceau de lumière traverse l’écran bleu de la toile de fond : l’espace et le temps sont créés par le chaos primordial. Une figure masculine émerge du bleu (la couleur préférée de Wilson) : c’est Adam, figé, dont seuls les doigts de la main bougent. Puis il avance très lentement – pour donner une mesure du temps, il lui faut près de vingt minutes pour parcourir 12 mètres – sur le tapis vibrant d’une mer de nuages. Son regard se perd dans l’horizon, ses lèvres sont mi-closes comme dans l’expression d’une statue antique. Et de la statue grecque, il a la nudité. Les gestes sont lents, mesurés, ce n’est que par moments que le corps est parcouru d’un tremblement soudain, comme une décharge électrique. Arrivé au bout de la plate-forme, il ramasse une branche – la dernière de l’Arbre de la Connaissance du bien et du mal ? – et la pose sur sa tête, tandis qu’une figure féminine vêtue d’une longue robe grise est apparue sur scène (les costumes sont conçus par Carlos Soto).
C’est Eve, la femme, une Lucinda Childs hiératique, covedette de longue date des spectacles de Wilson. Entre-temps, deux autres personnages sont apparus (Caïn et Abel), des heavy men sautillant dans leurs costumes matelassés – le côté brutal de l’humanité ? – suivis d’un enfant habillé comme celui d’Einstein on the Beach, tenant en équilibre un parallélépipède blanc, un artéfact, une brique sur sa tête : l’homme a appris à construire, et de fait la silhouette d’une maison se met à descendre. Adam, vêtu cette fois, entre avec une échelle tenant comme par magie sur ses jambes. Malheureusement, l’homme a aussi appris à tuer : deux autres fils d’Ève entrent en scène avec des mitraillettes en bois. Le finale est plus optimiste : la scène se remplit de personnages, d’abord un vieil homme à la démarche fatiguée (complétant ainsi la présentation des différents âges de l’homme), puis le « chœur des arbres » (les élèves de l’école de danse du Teatro dell’Opera di Roma), chacun avec une branche sur la tête – l’équilibre atteint entre humanité et nature ? – formant une sorte de forêt en mouvement.
Le spectacle de Wilson pose de nombreuses questions, dont certaines ne trouvent pas de réponse logique dans la dramaturgie de Konrad Kuhn. Mais l’important n’est peut-être pas là : comme toujours dans les spectacles de l’artiste américain, l’essentiel est la séduction hypnotique des images et des sons qui enchantent le spectateur. Il est donc tout à fait compréhensible que le spectateur, plutôt que de réfléchir aux implications philosophiques complexes qui ont inspiré le compositeur, soit fasciné par la contemplation de la nudité michelangelesque de Michalis Theophanous, un interprète que l’on a déjà pu voir dans certains spectacles récents de Dimitris Papaioannou.
Une réussite musicale
L’orchestre de l’opéra, placé derrière les spectateurs – rien ne doit distraire la vue – est dirigé par le chef estonien Tõnu Kaljuste, fin connaisseur de son compatriote, qui rend compte avec talent et minutie des sonorités raréfiées de la partition, tandis que le chœur du théâtre, plus habitué aux pages de Verdi, aborde avec engagement les harmonies insaisissables de l’écriture vocale de Pärt. Plus à l’aise se sont montrés les solistes du Chœur de chambre philharmonique d’Estonie, cinq voix couvrant tous les registres, soprano, alto, ténor, baryton et basse : Yena Choi, Marianne Pärna, Raul Mikson, Rainer Vilu et Henry Tiisma.
Le public attentif qui occupait tous les sièges disponibles de l’auditorium de La Nuvola au Centre des congrès a salué le spectacle par des applaudissements nourris, avec une chaleur toute particulière pour la glorieuse Lucinda Childs, l’énigmatique Michalis Theophanous et la belle silhouette toujours droite, non courbée par les années, de Robert Wilson.
Pour lie cet article dans sa version originale (italien), cliquez sur le drapeau !
L’Homme : Michalis Theophanous
La Femme : Lucinda Childs
Un « homme lourd »: Endro Roosimae
Un autre « homme lourd » : Erki Laur
Une femme : Tatjana Kosmönina
Une autre femme : Triin Marts
Un grand homme : Madis Kolk
Chœur et orchestre du Théâtre de l’Opéra de Rome (chef des chœurs Ciro Visco), dir. Tõnu Kaljuste
Mise en scène, décors, conception des lumières : Robert Wilson
Lumières : A.J. Weissbard
Metteur en scène associé : Tilman Hecker
Costumes : Carlos Soto
Dramaturgie : Konrad Kuhn
Coproduction EUR SPA / EUR CULTURE PER ROMA
Production orignale : Eesti Kontsert / Estonia e Change Performing Arts
Adam’s Passion
Œuvre d’Arvo Pärt, créé le 12 mai 2015 en Estonie, à Tallinn.
Représentation du 31mars 2023, Opéra de Rome.