Une Carmen d’une énergie folle au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg

On attendait John Neslon et Joyce DiDonato… En leur absence, cette Carmen strasbourgeoise n’en remporte pas moins un très vif succès.

Carmen en version de concert ? Quelle drôle d’idée me direz-vous…

Et pourtant, les raisons étaient excellentes. Ces deux soirées données dans l’impressionnante salle Erasme du Palais de la musique et des congrès de Strasbourg devaient célébrer la prise de rôle en Carmen de Joyce DiDonato. Elles devaient être également le prélude à un nouvel enregistrement du chef-d’œuvre de Bizet chez Warner. John Nelson s’étant retiré du projet pour des raisons de santé, la mezzo-soprano américaine a également renoncé à se produire lors de ces concerts : « C’est le cœur très lourd que je me retire du projet (…). Je n’avais jamais réellement prévu de chanter Carmen, mais c’est à la demande de John que j’avais accepté. Je suis, bien sûr, profondément désolée pour mon cher public qui sera sûrement déçu de ne pas entendre « ma » Carmen, mais je compte sur la compréhension de tous ; « ma » Carmen était uniquement possible dans le cas d’une union avec John Nelson et avec ses précieux conseils ». Il faut dire que les deux artistes se connaissent bien et nous ont déjà offert quelques intégrales remarquées et remarquables comme La Damnation de Faust ou Les Troyens de Berlioz. Bizet n’aura pas eu cette chance. Plus de chef, plus de diva, plus d’enregistrement. Restait quand même à assurer cette Carmen en version de concert et à trouver une nouvelle interprète pour le rôle-titre.

L’opéra en version de concert relève souvent de la performance pour les artistes. Il laisse aussi la place pour le public, privé de mise en scène, à l’imagination et à la musique.

Cela tombe bien puisque le principal protagoniste de cette soirée est l’orchestre. À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Aziz Shokhakimov fait preuve d’une énergie folle. Avec un naturel qui pourrait paraître inné mais qui s’appuie surtout sur un long compagnonnage avec l’opéra de Bizet (le jeune chef ouzbek de 35 ans a dirigé Carmen pour la première fois à l’âge de 14 ans !), il brosse un théâtre musical plein de sous-entendus et s’attelle à faire sonner à nos oreilles la richesse de couleur et d’expressivité de l’écriture du compositeur. Dès le prélude et les premières notes des trombones idéalement équilibrées, on sait déjà que le plaisir sonore sera là. Bien sûr, quelques tempi échevelés ou jeux de nuances quelque peu appuyés relèvent plus de l’effet interprétatif que de la simplicité de l’expression mais, au moins, le drame n’est jamais oublié. Seule la poésie fait parfois défaut comme lors d’un prélude de l’acte III un brin prosaïque. L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg répond en tous cas toujours présent et ne manque jamais de briller par la qualité de ses différents pupitres avec une mention spéciale aux cuivres particulièrement en forme sur scène comme en coulisse. Le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra national du Rhin se révèlent également plus que convaincants, voire brillants à l’acte IV. Les enfants auront tout de même paru un peu sages mais pour une fois, la qualité de la justesse n’aura pas été sacrifiée à l’expressivité.

Une brillante équipe de seconds rôles

Qui dit version de concert dit parfois mise en espace, jeux de lumières ou autres accessoires. Rien de tout cela ce soir à part quelques mouvements joliment réglés, un travail sur l’occupation de l’espace léger mais efficace et une fleur qui, si elle n’aura pas été jetée, nous aurait tout de même bien manquée. Pourtant, le théâtre était bien présent sur scène et c’est surtout à la qualité et à la finesse d’expression des membres français de la distribution qu’on le doit. Quel regret que l’enregistrement n’ait pas permis de fixer ces moments ! Cyrille Dubois est un luxe en Remendado, le ténor sachant comme personne faire vivre son personnage par la juste expression d’une simple réplique. Le Dancaïre de Philippe Estèphe est également un modèle de tenue et d’efficacité. Florie Valiquette et Adèle Charvet sont des Frasquita et Mercedes pétillantes et racées, à la présence lumineuse et habitée. Thomas Dolié est un Moralès de grande classe, survolant ce rôle faussement secondaire et qui présente plus de difficultés qu’il n’y paraît. Heureuse idée que d’avoir conservé la scène dite de l’Anglais à l’acte I, qui lui permet de faire valoir de belles qualités de diseur. En Zuniga, Nicolas Courjal allie à son habituelle prestance une voix de basse puissante et éloquente.

Dans des rôles plus conséquents et peut-être plus attendus, Elsa Dreisig
et Alexandre Duhamel ne manquent pas de briller également. La première nous offre une Micaëla simple et émouvante, à la musicalité sans faille et au chant magnifiquement porté par un souffle impressionnant de maîtrise. Le second se montre vocalement subtil dans un rôle qui ne l’est pas toujours. Si son Escamillo semble un peu en manque de timbre dans son grand air de l’acte II, la suite des évènements lui permettra de faire montre de trésors de nuances et de couleurs plus que bienvenus. C’est par eux tous et par la justesse de leurs échanges de regard, de leurs gestes et de leurs déplacements que nous aurons vécu lors de cette version de concert les plus beaux moments de mystère, de comédie et de tragédie.

Femme fatale vs déserteur

Chez Elena Maximova
et Michael Spyres, la théâtralité s’exprime différemment, vocalement et scéniquement. Le Don José du ténor américain questionne. Ce soir, nous l’aurons trouvé quelque peu éteint. Non pas que ce personnage tourmenté ne prête à l’introspection mais un peu de flamme n’aurait pas été pour déplaire. Dans ce rôle réputé « casse-voix », Michael Spyres semble sous contrôle permanent. C’est sûrement préférable à un débraillage vocal risqué et fatiguant me direz-vous, surtout que la tessiture la plus aiguë de la partition semble parfois inconfortable. Son « air de la fleur » est tout de même particulièrement bien négocié, le final de l’opéra rallume enfin les braises mais nous avons connu l’artiste plus expansif. Une revanche s’impose !

Il faut dire qu’il était confronté à un Carmen particulièrement volcanique. Un duo avec une  Joyce DiDonato plus en retenue et en sensibilité contenue qu’Elena Maximova  lui aurait peut-être permis de faire valoir ses habituelles qualités expressives.

La Carmen de la mezzo-soprano russe ne manque pas de tempérament, loin s’en faut, mais l’expression chez Elena Maximova  est plus extériorisée, portée pour une voix puissante au métal affirmé. L’artiste est superbe et le rôle magnifiquement maîtrisé avec un travail sur les nuances et les mots impressionnant même si quelques voyelles rappellent parfois ses origines slaves.  Elle s’empare de la scène, danse et joue de ses chaussures et de sa blonde chevelure avec une énergie qui n’a rien à envier à celle d’Aziz Shokhakimov. Le chef d’orchestre et Elena Maximova  s’entendent d’ailleurs musicalement particulièrement bien  et n’hésitent pas à prendre des risques interprétatifs réussis et payants. La mezzo-soprano nous offre assurément un portait marquant de Carmen. Pas forcement celui attendu au sein d’une distribution plus portée sur la simplicité expressive que sur une théâtralité extravertie, mais qui a le mérite de faire vivre pleinement un caractère féminin qui se prête à une multitude d’interprétations.

Théâtrale cette Carmen en version de concert ? Assurément… et différemment.

Les artistes

Carmen : Elena Maximova
Don José : Michael Spyres
Micaëla : Elsa Dreisig
Escamillo : Alexandre Duhamel
Frasquita : Florie Valiquette
Mercedes : Adèle Charvet
Moralès : Thomas Dolié
Zuniga : Nicolas Courjal
Le Dancaïre : Philippe Estèphe
Le Remendado : Cyrille Dubois

Chœur de l’Opéra national du Rhin (chef de chœur Hendrik Haas), Maîtrise de l’Opéra national du Rhin (chef de chœur Luciano Bibiloni), Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dir. Aziz Shokhakimov.

Le programme

Carmen

Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après Prosper Mérimée, créé à l’Opéra-Comique à Paris le 3 mars 1875.

Représentation du mardi 4 avril 2023, Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg.