Après le Grand Théâtre de Tours, l’Athénée-Louis Jouvet accueille depuis quelques jours Ô mon bel inconnu, comédie musicale pétillante de charme et d’esprit de Reynaldo Hahn sur un livret de Sacha Guitry pour le plus grand plaisir de tous.
Vers un retour de l’opérette et de la comédie musicale ?
Assisterait-on en France à la renaissance de notre opérette, genre méprisé des Diafoirus et des Trissotins, qui semblent oublier que, plus que la tragédie, c’est une étrange entreprise (et périlleuse, pardon, Jean-Baptiste) que celle de faire rire les honnêtes gens et que, si les générations qui nous ont précédé leur ont fait un succès, ce n’étaient pas pour autant des dégénérés ? Après Là-Haut de Maurice Yvain et Albert Willemetz l’an dernier, un Coup de roulis vitaminé et euphorisant du tandem Willemetz – André Messager ce mois de mars 2023, voilà que la bonbonnière de l’Athénée-Louis Jouvet accueille la deuxième collaboration de Sacha Guitry pour le livret et de Reynaldo Hahn pour la musique, ce Bel inconnu de 1933 qui gagne tant à être connu et qui a reçu l’onction du très sérieux Palazzetto Bru Zane, le Centre de musique romantique française à Venise, ce qui devrait convaincre les sceptiques les plus rebelles. À la fois vachard et tendre, ce spectacle joyeux évoque avec légèreté des choses graves, ce qui est en somme le summum de l’élégance : « Glissez, mortels, n’appuyez pas. »
Comédie musicale, son sous-titre indique la volonté des auteurs de faire la nique au soft power de l’Oncle Sam et à ses musicals qui envahissent les scènes parisiennes, ce qui conduit déjà Hahn à composer sa Ciboulette (1923), reprise avec succès à l’Opéra-Comique il y a quelques années. Comédie musicale, c’est à dire une pièce de théâtre frottée de musique avec des acteurs-chanteurs qui doivent d’abord jouer et maîtriser un texte parlé copieux, relevé de bons mots, de calembours et de paronomases, tout comme le périlleux passage de la voix parlée à la voix chantée. Il faut admirer le talent de Marc Labonnette, dans le rôle de Prosper Aubertin, chapelier que sa femme Antoinette, sa fille Anne-Marie et sa bonne Félicie rendent fou et en mal d’amour (et vice versa). Pensant prendre maîtresse, il rédige une petite annonce « Mons. célib. et riche.» à laquelle les trois dames, fantasmant sur ce bel inconnu, répondent. Marc Labonnette passe donc de l’exaspération tonitruante à la minauderie murmurée sans que sa voix chantée en pâtisse et perde de son velours. Autre exploit, maîtriser la pyrotechnie verbale des textes chantés versifiés de Guitry, dont la verve dans cette savoureuse fantaisie n’a rien à envier à celle de son contemporain Willemetz des « Palétuviers », comme dans les couplets du télégramme de Prosper. On peut regretter l’abondance du texte parlé par rapport à la musique, notamment au dernier acte, tant la musique de Reynaldo Hahn, attentive à peindre chacun des personnages dans leur singularité, vous tient sous le charme, tour à tour lyrique, poétique et nostalgique comme dans le trio des dames « Ô mon bel inconnu », pimpante et dynamique comme dans l’ensemble final du II « Partons ».
Un excellent plateau vocal
Côté voix, commençons par les trois dames et, par ordre d’entrée en scène, par la Félicie d’Emeline Bayart, qui règle une mise en scène virevoltante dans un décor simple, lumineux et élégant, dans un parti pris de joie et de bonne humeur communicative. Sa gouaille et ses mimiques, inspirées d’Arletty qui créa le rôle, collent à merveille au texte de Guitry et à ce personnage de soubrette affranchie et un soupçon canaille à la voix droite et franche qui tranche avec celle de ses maîtresses, aux voix plus travaillées. Clémence Tilquin compose avec autorité une épouse coquette et distinguée au timbre chaud, charnu et velouté, coloré de riches inflexions dans son portrait d’une femme blessée pleine de dignité lorsqu’elle est rattrapée par ses remords à l’acte III. Sheva Tehoval, soprano colorature au timbre radieux et clair, qui débute bientôt dans le rôle de Sœur Constance des Dialogues des Carmélites, campe avec finesse une jeune première victime de la chimère des amours virtuelles dont Papa Prosper décille les yeux pour qu’ils s’ouvrent sur le beau jeune homme « aux quatre chapeaux » qui la suit sur la côte Basque. Ce dernier est incarné par Victor Sicard, baryton au timbre rayonnant qui campe ici avec panache un amoureux fringant, pas si loin des rôles baroques auquel il est habitué. Marc Labonnette, baryton basse à la voix ample, donne à son personnage de tonitruant chef de famille l’épaisseur des grands comiques. Jean-François Novelli, ténor de demi-caractère à la voix souple et chaude, abandonne ici la pose hiératique du jeune Hamlet prise pour le visuel de son dernier CD, « Vous souvenez-vous ? », dédié à la mélodie française, pour le rôle bouffe de Jean-Paul, l’amoureux qui se toque d’Antoinette. Il compose un personnage d’illuminé dans une performance physique remarquable en première partie avant de devenir le gentil propriétaire bedonnant et placide de la villa Mon Rêve, où Prosper pense piéger ces dames, et l’amant imprévu de Félicie. Saluons enfin Carl Ghazarossian, au grand talent de mime dans le rôle muet d’Hilarion Lallumette dont la voix de ténor bouffe ne se révèle avec brio qu’au dernier acte. Samuel Jean dirige avec entrain l’Orchestre des Frivolités Parisiennes dont l’enthousiasme couvre parfois les chanteurs. Pas besoin de champagne après le spectacle mais l’on se prend à rêver : Phi-phi ? Dédé ? Ta bouche ? Vive l’opérette !
Prosper : Marc Labonnette
Antoinette : Clémence Tilquin
Marie-Anne : Sheva Tehoval
Félicie : Emeline Bayart
Claude : Victor Sicard
Jean Paul / M. Victor : Jean-François Novelli
Hilarion Lallumette : Carl Ghazarossian
Orchestre des Frivolités Parisiennes, dir. Samuel Jean
Mise en scène : Emeline Bayart
Ô mon bel inconnu
Comédie musicale en trois actes de Reynaldo Hahn, livret de Sacha Guitry, créé au Théâtre des Bouffes-Parisiens en 1933.
Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, Paris, représentation du mardi 11 avril 2023