Adriana Lecouvreur à l'Opéra Royal de Wallonie-Liège : une très belle réussite, visuelle et musicale.
Le public, venu nombreux, a fait fête aux artistes à l’issue de cette représentation d’Adrienne Lecouvreur : un succès qui devrait inciter les directeurs à explorer plus avant ce type de répertoire devenu assez rare sur nos scènes aujourd’hui…
Un répertoire à redécouvrir
Le répertoire italien faisant la liaison entre l’otto- et le novecento (à l’exception des œuvres de Puccini) peine à retrouver la place qui, jusque dans les années 60/70, était la sienne, et les efforts ponctuellement déployés par certains directeurs de théâtres (tels Nicolas Joël pendant son mandat à la tête de l’Opéra de Paris) ne portent guère leurs fruits : les reprises de Zanetto, Iris, Nerone (Mascagni), Fedora, Siberia ou Madame Sans-Gêne (Giordano) restent extrêmement rares, en dépit de quelques tentatives isolées. Cilea n’échappe pas à la règle : on ne connaît plus guère, de L’Arlesiana, que le beau lamento de Federico ; et Adriana Lecouvreur (1902), pourtant défendue naguère par les plus grandes (Magda Olivero, Renata Tebaldi, Virginia Zeani, Raina Kabaivanska, Montserrat Caballé, Renata Scotto, Mirella Freni) reste finalement assez peu souvent programmée aujourd’hui. Indépendamment des qualités musicales de l’œuvre, le livret conçu par Arturo Colautti d’après la pièce de Scribe et Legouvé (1849), au-delà d’éléments censés assurer le succès de tout opéra ou presque (la passion amoureuse, la jalousie, la rivalité entre deux femmes, une mort saisissante pour l’héroïne…), offre pourtant la possibilité, à un metteur en scène imaginatif, de proposer une réflexion sur l’art, le théâtre, le métier d’acteur. Une possibilité dont le metteur en scène français Arnaud Bernard s’est saisi avec talent et habileté.
Une mise en scène habile et convaincante
Situant l’action à l’époque de la création de l’œuvre plutôt qu’au début du XVIIIe siècle, il choisit de dérouler les méandres de l’intrigue exclusivement dans le monde du théâtre, nous offrant tour à tour des aperçus des coulisses, des loges, des foyers des artistes ou des locaux où officient les machinistes. Si l’idée n’est pas nouvelle (c’était déjà, peu ou prou, celle de Carsen dans ses Contes d’Hoffmann), elle est particulièrement bienvenue dans cette œuvre reposant en grande partie sur l’évocation de la vie d’une troupe de théâtre (celle de la Comédie-Française) et permet de brouiller de façon intéressante les frontières entre vie réelle et représentation scénique – un brouillage du reste déjà à l’œuvre dans le livret lui-même, notamment dans la célèbre scène de la tirade de Phèdre au troisième acte. Acmé de cette lecture : la mort de l’héroïne, qui expire en pleine lumière, devant une salle de spectacle plongée dans l’obscurité, face à un public imaginaire à qui elle adresse un ultime adieu… Une vision forte et hautement émouvante.
Les changements de décors « à vue », par des techniciens en costumes, loin de n’être qu’un procédé gratuit, participent pleinement de cette vision, servie par ailleurs par une belle direction d’acteurs et la mise en valeur de plusieurs scènes par le fait de « figer » certains tableaux pendant que dialoguent ou s’affrontent tels ou tels personnages – un procédé toujours efficace pour proposer l’équivalent scénique d’un « plan rapproché » cinématographique. La mise en scène prend corps, par ailleurs, dans des décors (signés Arnaud Bernard et Virgile Koering) dont la beauté est rehaussée par l’élégance des costumes de Carla Ricotti), le tout suscitant chez le spectateur un plaisir presque « coupable », habitués que nous sommes à voir la laideur envahir nos scènes.
Une distribution d'une belle homogénéité
À la tête d’un orchestre en très bonne forme et de chœurs convaincants (n’étaient quelques légères imprécisions dans la fête du 3e acte), le chef américain Christopher Franklin délivre une lecture très séduisante. Confronté à une esthétique où le mieux peut assez vite devenir l’ennemi du bien, il trouve constamment le ton juste, évitant comme il se doit la trop grande sobriété (cette musique a besoin de rutilance, de contrastes marqués, et nécessite qu’on donne libre cours à certains épanchements lyriques) comme toute forme d’excès qui ferait basculer l’œuvre dans le mauvais goût. Il a à sa disposition une belle distribution aux seconds rôles solides, d’où se distinguent notamment Pierre Derhet (l’abbé de Chazeuil) qui, pour tenir un « rôle de composition », n’en oublie pas pour autant de soigner son chant ! Après son indisposition pour la Lucia récemment donnée à Nice, nous retrouvons avec plaisir Mario Cassi en très bonne forme vocale, campant un Michonnet sobre, extrêmement touchant dans le renoncement qu’il s’impose. Avec certaines raucités et une émission un peu gutturale, la voix d’Ana Maria Chiuri n’est pas sans rappeler celle d’Elena Obratzova, fameuse Princesse de Bouillon. Passées certaines irrégularités et disparités de registres, surtout sensibles avant l’entracte, la mezzo italienne campe une rivale d’Adriana autoritaire et glaciale. Pour Luciano Ganci également, les actes 3 et 4 seront supérieurs aux actes 1 et 2, où la voix semble avoir besoin de se chauffer, le soutien vocal paraissant fragile dans la nuance piano et la liaison entre les registres manquant un peu d’aisance. La voix se libère progressivement, et le ténor délivre in fine un attachant portrait de Maurizio, très applaudi d’un public visiblement attaché à cet artiste : il lui avait déjà réservé un bel accueil en novembre dernier dans Alzira.
L'Adrienne d'Elena Moşuc
Elena Moşuc s’investit corps et voix dans le rôle d’Adriana. La chanteuse, qui semble dorénavant orienter sa carrière vers des rôles plus lyriques ou plus dramatiques (sans pour autant renoncer aux emplois virtuoses qui ont fait sa réputation), dispose aujourd’hui d’une voix ronde, chaleureuse, puissante – mais néanmoins toujours capable de très beaux raffinements, notamment dans la nuance piano : autant de qualités qui servent au mieux le portrait d’Adriana, dont les scènes clés sont rendues avec une très belle efficacité musicale et dramatique. Plus encore que le « Io son l’umile ancella », superbement phrasé, on apprécie un « Poveri fiori » à l’émotion intense, ou encore la tirade de Phèdre au troisième acte, où le passage de l’émission parlée à l’émission chantée est très habilement négocié. La mort de l’héroïne, enfin, prenant corps dans le superbe écrin conçu par Arnaud Bernard, vaut à la chanteuse un magnifique succès.
Visiblement, l’entente a été totale entre la soprano et le metteur en scène (voyez ici l’interview qu’Elena Moşuc nous a accordée). Puisse l’occasion être donnée à ces deux artistes de retravailler prochainement ensemble !
Adriana : Elena Moşuc
Maurizio : Luciano Ganci
Michonnet : Mario Cassi
La principessa di Bouillon : Anna Maria Chiuri
Il principe di Bouillon : Mattia Denti
L’abate di Chazeuil : Pierre Derhet
Quinault : Luca Dall’Amico
Poisson : Alexander Marev
Madamigella Jouvenot : Hanne Roos
Madamigella Dangeville : Lotte Verstaen
Orchestre et chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Christopher Franklin
Chef des Choeurs : Denis Segond
Mise en scène : Arnaud Bernard
Décors : Arnaud Bernard, Virgile Koering
Costumes : Carla Ricotti
Chorégraphie : Gianni Santucci
Lumières : Patrick Méeüs
Adriana Lecouvreur
Opéra en quatre actes de Francesco Cilea, livret d’Arturo Colautti d’après Scribe, créé au Teatro Lirico de Milan le 6 novembre 1902.
Opéra Royal de Wallonie, Liège, représentation du vendredi 14 avril 2023.