De l’intemporalité des mythes
Dans l’interview de Rafael R. Villalobos publiée dans le programme de salle, le metteur en scène rappelle que la Tauride correspond à l’actuelle Crimée, et souligne la modernité du mythe tout en évoquant un possible parallèle avec le conflit russo-ukrainien. De quoi faire frémir le spectateur : un Thoas grimé en Poutine allait-il prendre un plaisir sadique à torturer Oreste et Pylade, et allait-on voir la scène envahie de drapeaux russes ou ukrainiens ? Personne n’ignore que la nature même des mythes est de présenter une éternelle modernité, une éternelle urgence, et de tisser des liens permanents avec l’Histoire – et les histoires personnelles de tout un chacun. Le spectateur est évidemment capable d’opérer de lui-même un rapprochement entre le mythe et le monde contemporain, sans qu’il soit besoin d’en surligner les ressemblances à gros traits.
Iphigénie au théâtre
Fausse alerte ! Si Rafael R. Villalobos a bien pris appui sur le sinistre contexte géo-politique actuel pour imaginer sa mise en scène, c’est surtout un épisode très précis du conflit russo-ukrainien qui a servi de levier à sa réflexion : l’attaque, par l’armée russe, d’un théâtre de Marioupol dans lequel s’était réfugiée la population ukrainienne. De fait, le rideau s’ouvre sur une salle de théâtre dans laquelle s’achève une représentation de la tragédie grecque Iphigénie à Aulis d’Euripide. Alors que les premières mesures du prélude de Gluck se font entendre, le public applaudit les acteurs (applaudissements muets et « au ralenti », un procédé à ce point en vogue en ce moment qu’il en devient un peu lassant…). C’est alors que le théâtre semble faire l’objet d’une violente attaque : tandis que retentissent à l’orchestre les premières mesures de la fameuse « tempête », les choristes et figurants sont pris panique et semblent chercher à se protéger : d’une attaque armée ? d’un bombardement ? d’une violente tempête ? Peu importe finalement, l’essentiel étant qu’acteurs et spectateurs vont rester enfermés dans ce théâtre, et réécrire en quelque sorte l’histoire d’Iphigénie, laquelle ne saurait s’achever sur le sacrifice de la jeune fille : nonobstant le dénouement tragique de la pièce auquel on vient d’assister, l’intrigue va prendre une nouvelle orientation, avec une Iphigénie devenue prêtresse de Diane en Tauride, un nouveau dilemme tragique (Iphigénie doit-elle tuer son frère Oreste ?) et un happy end célébré cette fois-ci dans la joie par un public visiblement heureux et soulagé. Tout n’est pas parfait dans la mise en scène : la scénographie (une scène noire, des gradins noirs avec deux portes surmontées de l’indication « Exit ») lasse par une austérité tout juste interrompue, à l’acte III, par un tableau plus coloré où l’on voit la famille Agamemnon attablée, en train de souper (une scène rappelant directement le Guillaume Tell que Tobias Kratzer proposa à Lyon en 2019) ; et certains détails sont franchement inutiles (nul besoin que Thoas arrache la culotte d’une femme puis se masturbe frénétiquement au-dessus de sa proie pour qu’on comprenne que le personnage est une sinistre brute…). Mais la lecture de Rafael R. Villalobos, une fois compris et accepté le postulat initial, présente une belle cohérence. Elle permet par ailleurs la présence sur scène d’Agamemnon, de Clytemnestre et de la jeune Électre (par le biais des acteurs interprétant la tragédie) et donc d’opérer des retours en arrière bienvenus ; enfin, la direction d’acteurs est particulièrement soignée, avec une scène vraiment poignante : celle ou Oreste essaie par tous les moyens de convaincre sa sœur désespérée de l’assassiner.
Une belle réussite musicale
À la tête d’un orchestre en très bonne forme, se pliant avec une belle efficacité au langage gluckiste, et de chœurs extrêmement impliqués, toujours soucieux d’équilibrer puissance dramatique et musicalité (les voix de femmes pourraient peut-être gagner encore en homogénéité…), Pierre Dumoussaud délivre une lecture convaincante, s’attachant à mettre en lumière le dramatisme sobre de la partition, les contrastes qui sous-tendent la progression dramatique, mais aussi et surtout les couleurs tendres de l’orchestre et le lyrisme mesuré du rôle d’Iphigénie, s’accordant parfaitement en cela à l’interprétation de Vannina Santoni. Même si la présence dans le rôle-titre de formats vocaux quasi wagnériens semble désormais révolue, nous sommes habitués à y entendre des voix plus naturellement ancrées dans le grave, qu’il s’agisse de sopranos falcon ou de mezzos. Le choix de Vannina Santoni surprend donc un peu dans un premier temps, mais s’avère in fine intéressant : la (relative) légèreté de la voix permet à la chanteuse de dessiner un portrait de l’héroïne très touchant : ce qu’on perd (un peu) en grandeur tragique est compensé par une belle sensibilité, une fragilité, une émotion de tous les instants : plus qu’une hiératique prêtresse de Diane, c’est une fille et une sœur brisée par les événements tragiques frappant inexorablement sa famille que la chanteuse donne à voir. Un portrait convaincant, qui gagne en intensité au fil de la soirée, la voix prenant une belle assurance après l’entracte.
Aux côtés du Thoas violent et torturé d’Armando Noguera et de la Diane lumineuse de Louise Foor, Jean-Sébastien Bou et Valentin Thill campent un couple Oreste/Pylade extrêmement émouvant. L’on a déjà entendu le baryton français en meilleure forme vocale, la voix se projetant, en ce soir de première, avec un peu moins d’aisance qu’à l’accoutumée et accusant quelques petites limites dans l’aigu (rien de grave, sans doute une petite méforme passagère…). Mais l’incarnation du personnage rallie tous les suffrages, le chanteur conférant à Oreste une intensité dramatique absolument saisissante. Le rôle de Pylade échoit donc au ténor Valentin Thill dont la carrière connaît actuellement une belle ascension. Le timbre, tendre et pur, est naturellement porteur d’émotion, et la diction est constamment soignée. Plus encore que dans son invocation à l’Amitié (« Divinité des grandes âmes »), interprétée avec toute l’énergie requise, le ténor brille dans l’émouvant « Unis dès la plus tendre enfance », dont il met superbement en valeur toute la tendresse et le lyrisme discret.
Le public réserve un accueil chaleureux à l’ensemble des artistes au rideau final : un spectacle à voir jusqu’au dimanche 23 avril !
Iphigénie : Vannina Santoni
Oreste : Jean-Sébastien Bou
Pylade : Valentin Thill
Thoas : Armando Noguera
Diane, Première prêtresse : Louise Foor
Deuxième prêtresse, Une prêtresse : Alexandra Dauphin
Une femme grecque : Dominika Gajdzis
Un Scythe : Jean-Philippe Elleouet-Molina
Le Ministre : Laurent Sérou
Agamemnon : Grégory Cartelier
Clytemnestre : Maud Curassier
Orchestre National Montpellier Occitanie, dir. Pierre Dumoussaud
Chœur Opéra national Montpellier Occitanie, cheffe de chœur : Noëlle Gény
Mise en scène et costumes : Rafael R. Villalobos
Décors : Emanuele Sinisi
Lumières : Felipe Ramos
Iphigénie en Tauride
Tragédie lyrique en quatre actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Nicolas-François Guillard, créé à l’Académie royale de musique (Paris) le 18 mai 1779.
Opéra de Montpellier, Représentation du mercredi 19 avril 2023