Œuvre majeure du répertoire haendelien, Ariodante, crée en1735 à Londres est le deuxième volet d’une trilogie fondée sur des épisodes extraits de l’Orlando furioso de l’Arioste. L’année précédente, le compositeur avait donné Orlando, et en 1736, ce sera au tour d’Alcina. Ariodante est tout à la fois l’opéra du sacrifice et de la trahison, tout autant que du mensonge et de la duperie, mais il porte également sur scène un combat entre lumière et ténèbres : sacrifice de Ginevra prête à mourir innocente, tromperie et trahison de Polinesso et de Dalinda, sentiment de déréliction pour Ariodante, amoureux, pourtant transi. Dans cette vaste fresque où les enjeux de pouvoir, d’honneur et d’amour sont exacerbés, dans laquelle le Mal et la méchanceté s’opposent au Bien, point de prestige du merveilleux comme c’est le cas pour Orlando ou Alcina. Tout juste une référence pour le ballet du deuxième acte – et ce en raison du titre –, aux songes agréables et funestes d’Atys de Lully qui rappelle qu’Ariodante est aussi un opéra qui pratique l’art des « Goûts réunis » : la présence à la même époque à Londres de la célèbre danseuse Marie Sallé a permis à Haendel d’écrire de la musique de ballet pour son opéra et de collaborer avec une des artistes les plus en vue de son époque. Enfin, le compositeur anglo-saxon bénéficiait du concours de deux grandes voix de la scène anglaise : le castrat Carestini pour le rôle-titre, et Anna Maria Strada del Pò pour celui de Ginevra.
Le contexte social que nous connaissons en ce moment a contraint, en dernière minute, à proposer une version de « concert » et non scénique comme cela devait avoir lieu (les photos illustrant notre article ont été prises au cours de répétitions). De la mise en scène de Carsen et des décors, il ne restait qu’un immense panneau vert. Nous avons donc plutôt assisté à une mise en espace assez sobre sur le proscenium sur lequel les chanteurs ont pu évoluer tout en gardant, malgré tout, un semblant de mise en scène. Peu importe, puisque la musique était là, mais on peut regretter, entre autres, l’absence des danseurs pour les ballets. Il faut, néanmoins, en premier lieu saluer la prestation de l’orchestre de l’English concert sous la direction bien maîtrisée de Harry Becket, qui fait ses premiers pas à l’Opéra de Paris. Dès l’ouverture, l’ensemble sonne juste et plein et réussit, dans la fosse de Garnier, à trouver de vraies couleurs et une vraie palette de nuances. On saluera, entre autres, le « Scherza infida » au deuxième acte. Un petit bémol néanmoins pour les cornistes lors de leur attaque du premier air du Roi, « Voli colla tromba », un peu esquivée…
Côté soliste, ce fut aussi un franc succès. On commencera d’abord par Polinesso interprété par Christophe Dumaux : en jean noir et veste violette, baskets aux pieds, l’air très à la « coule », le contre-ténor est un séducteur maléfique aux cheveux peroxydés, qui prend plaisir aussi à cabotiner, (ne voyons pas ici de critique péjorative, bien au contraire !) dans son air « Dover, giustizia, amor » au troisième acte. Matthew Brook, dans le rôle du Roi, campe un père à la fois sévère mais aimant, très hiératique et solennel. Tamara Banjesevic interprète une Dalinda manipulatrice – puisque dans la nuit, déguisée en Ginevra et accompagnée de Polinesso, le couple machiavélique fait croire que la bien-aimée d’Ariodante le trompe avec son pire ennemi –, mais aussi galante avec Lurcanio (le frère d’Ariodante) à la fin du dernier acte, et pleine de fureur vengeresse comme le montre l’aria, « Neghittosi, or voi che fate ? » Soulignons aussi la belle prestation d’Eric Ferring dans le rôle de Lurcanio, dont la voix véloce passe avec brio l’air « Il tuo sangue, ed il tuo zelo ». La palme revient certainement au couple Ginevra (Olga Kulchynska)-Ariodante (Emily d’Angelo), surtout pour les qualités vocales, musicales et interprétatives dont elles ne se départissent jamais : Emily d’Angelo triomphe avec succès de toutes les difficultés et chausse-trapes techniques de certains airs (« Con l’ali di costanza » ou « Dopo notte »), mais montre aussi de très grandes qualités expressives (un « Scherza infida » particulièrement poignant) tandis que Olga Kulchynska interprète brillamment une fille de roi à la fois fragile et amoureuse (« Si morrò, ma l’honor mio »).
Que peuvent encore nous dire ces personnages crées il y a presque trois siècles à l’époque qui est la nôtre ? Peut-être nous parlent-ils, à travers les méandres de leurs émotions, d’un sens de l’Histoire qui peut faire écho à ce que nous vivons. Ariodante est un opéra que l’on pourrait qualifier de binaire, mais sans a priori négatif. Construit comme un vaste tableau en clair-obscur, il alterne jour et nuit, soleil et ténèbres. Et son message ultime serait peut-être le suivant : la volonté, dans un monde bouleversé, de retrouver par des vertus cardinales (bonté, pardon, constance, fidélité, amour et foi en autrui) un certain équilibre et une forme d’espérance.
Ariodante : Emily D’Angelo
Il Re di Scozia : Matthew Brook
Ginevra : Olga Kulchynska
Lurcanio : Eric Ferring
Polinesso : Christophe Dumaux
Dalinda : Tamara Banjesevic
Odoardo : Enrico Casari
The English Concert, Chœur de l’Opéra national de Paris (chef de chœur : Alessandro Di Stefano), dir. Harry Bicket
Mise en scène : Robert Carsen
Décors : Robert Carsen, Luis F. Carvalho
Costumes : Luis F. Carvalho
Lumières : Robert Carsen, Peter Van Praet
Chorégraphie : Nicolas Paul
Coproduction avec le Metropolitan Opera de New York.
Ariodante
Opéra en trois actes de Händel, livret anonyme adapté d’Antonio Salvi (Ginevra, principessa di Scozia) d’après Orlando furioso de l’Arioste, créé en 1735 à Londres (Covent Garden).
Représentation du 20 avril 2023, Paris, Palais Garnier.