Un montage déséquilibré sur les Mémoires de da Ponte
Le défi du spectacle est d’évoquer sur scène (sans fosse) les itinéraires aventureux de Lorenzo da Ponte, librettiste passé à la postérité pour sa trilogie composée avec Mozart à Vienne – Cosi fan tutte, Le Nozze di Figaro, Don Giovanni – mais dramaturge si fertile par ailleurs.
Au vu de la configuration scénique de la Cité de la musique – un large plateau sans « boite » -, l’emplacement de l’orchestre au milieu symbolise la prépondérance musicale du spectacle. Pour évoquer l’éternité et la postérité du dramaturge, le final de Don Giovanni ouvre et clôture le spectacle avec ses deux grandioses volets : la scène finale avec le commandeur (« Pentiti scellerato ! »), l’épilogue moral signant l’optimisme des Lumières. En ménageant deux modestes estrades de part et d’autre de l’orchestre, le comédien incarnant da Ponte et les cinq chanteurs esquissent de courtes saynètes. Celles-ci miment les tribulations du dramaturge depuis le séminaire vénitien (qui n’éclipse pas ses écarts de débauche) jusqu’à la cour de Vienne sous Joseph II (1781), monarque éclairé. Enfin, l’exil au King’s Theater de Londres (1792) est une étape vers les dernières décennies à New York, avec son épouse Nancy et leurs enfants. Actif dans le commerce de l’alcool, puis enseignant la littérature italienne au Columbia College (la future université), l’abbé défroqué aura vécu « mille e tre » aventures ! Pour les animer, des peintures de l’Ottocento sont projetées sur un panneau de l’estrade côté cour, notamment de Canaletto ou de Longhi pour la période vénitienne.
Toutefois, deux aspects affaiblissent cette épopée burlesque. D’une part, le découpage non chronologique manque de dynamique et l’intérêt s’émousse dès le come back vers Venise pour s’étioler durant les monologues de la vieillesse. D’autre part, la mise en scène plutôt virevoltante de Marie-Louise Bischofberger est minorée par le montage de textes (Marie-Louise Bischofberger et Dominic Gould) ne sachant choisir entre le biopic européen (à la manière du récit des Voyages de Charles Burney), le mystère de la création et l’ombre portée de Mozart dont da Ponte cherche à s’extraire. D’où le titre, dans la langue de l’exil : « We are eternal » (Nous sommes tous deux éternels). Las ! … la plate redondance de la gestuelle ou de la situation sur les extraits musicaux alourdit l’adhésion à cet Opéra imaginaire.
Une interprétation « di fuoco »
Pour incarner da Ponte, la jactance de l’acteur Dominic Gould s’infléchit cependant en toute situation et tout âge, quitte à interagir plaisamment avec le chef d’orchestre. Le comédien joue les expériences d’un artiste parcourant l’Europe des monarques, confronté à l’arbitraire, au jeu de pouvoir des courtisans et des rivaux (Salieri et G. B. Casti, librettiste de La Grotta di Trofonio). Foncièrement libertin durant sa jeunesse vénitienne, pétulant à l’âge de la maturité à Vienne, « poète-phœnix » durant sa collaboration avec Mozart, mari comblé à Londres, son amour pour la langue italienne ne faiblit jamais. Ni sa roublardise et son esprit d’entreprise !
Mais le faire-valoir du spectacle est incontestablement la puissance musicale des extraits sélectionnés, chez les « viennois » et les italianisants – de Martin y Soler à Antonio Salieri, de G. Paisiello à Mozart qui domine quantitativement – sans omettre Thomas Arne pour l’épisode londonien. À la baguette de l’Orchestre Opera Fuoco, David Sterne inocule la vie frémissante des Largo, Andante, Cantabile et Allegro aux instrumentistes chevronnés (notamment le pupitre des flûtes et bassons). Tous se saisissent aussitôt du tempo, du phrasé et des nuances de chaque extrait (parfois lâchement tronqué …). Dans leurs rangs, l’humour complote parfois : les bruitages d’aboiements de chiens, de corne de brume sur l’Océan agrémentent le spectacle.
Du côté vocal, l’esprit d’équipe des Solistes de l’Atelier Lyrique Opera Fuoco prévaut. La soprano Axelle Fanyo semble toutefois l’étoile de la production tant sa vivacité dans le dialogue (pimenté de répliques féministes) se double d’une sensibilité musicale protéiforme : excellente Susanna (Deh vieni alla finestra), piquante Barberina (L’ho perduta), elle devient une Comtesse sensuelle (Porgi amor) des Nozze di Figaro. Sa compagne, la mezzo Anne-Lise Polchlopek magnifie tant la pétulance de Cherubino qu’une projection élancée dans l’opera seria. Le ténor Guy Elliott serait un peu juste pour Un aura amoroso (dans Cosi fan tutte) mais parfait protagoniste des ensembles. Le baryton Adrien Fournaison séduit en Don Giovanni ou bien dans le bel air Idol vano de Salieri, tandis que la profondeur du baryton-basse Aymeric Biesemans sied aux sentences du commandeur. C’est à l’écoute du Lacrimosa choral du Requiem que le moment de grâce de la soirée s’éternise.
Solistes de l’Atelier Lyrique Opera Fuoco : Axelle Fanyo, soprano ; Anne-Lise Polchlopek, mezzo-soprano ; Guy Elliott, ténor ; Adrien Fournaison, Aymeric Biesemans, barytons.
Récitant : Dominic Gould
Orchestre Opera Fuoco, dir. David Stern
Mise en scène : Marie-Louise Bischofberger
Livret : Marie-Louise Bischofberger et Dominic Gould
Scénographie et lumières : Bertrand Couderc
Costumes : Bernard Michel
Maquillage : Cécile Kretschmar
Conseil dramaturgique : Pedro Diaz
We are eternal
Extraits d’œuvres d’Antonio Salieri, de Vicente Martin y Soler, T. Arne, Peter von Winter, G. Paisiello, W. A. Mozart, G. Rossini.
Paris, Cité de la musique, représentation du mercredi 19 avril 2023.