Orfeo ed Euridice retrouve avec succès le chemin de la Fenice, dans un beau spectacle de Pier Luigi Pizzi et une lecture musicale séduisante d’Ottavio Dantone.
Révolutionner l’opéra en 75 minutes de musique, c’est ce qu’a réussi Christoph Willibald Gluck en 1762 avec sa énième reprise du mythe d’Orphée et Eurydice, celui-là même avec lequel l’opéra est né au début du XVIIe siècle avec l’Euridice de Peri (1600), puis avec l’Euridice de Caccini (1602) et enfin l’Orfeo de Monteverdi (1607). Un mythe qui traverse le temps comme le thème de l’amour vainqueur de la mort.
L’intention de Gluck et de son librettiste Ranieri de’Calzabigi était de renouveler complètement le modèle opératique de l’opera seria en vogue jusqu’alors, à savoir le modèle métastasien, basé sur l’alternance de récitatifs et d’arias. En 1762, Vivaldi et Vinci sont morts depuis quelques décennies, Händel depuis trois ans, et Porpora disparaîtra quatre ans plus tard : le modèle musical qu’ils ont contribué à mettre en place a atteint le sommet de ses possibilités expressives, avec des airs qui sont des trésors de prouesses vocales, difficilement surpassables, mais dramaturgiquement très éloignés de la réalité.
Grâce à un texte d’une intelligibilité totale, et à un continuum musical qui suit l’action sans l’interrompre « ni l’étouffer sous une superfluité inutile d’ornements », comme ils l’écrivent dans la préface d’Alceste, Gluck et Calzabigi ont cherché à réaliser en musique les idéaux des Lumières de raison, de naturel, de logique, de vérité, concepts sur lesquels s’appuyait le mouvement qui se développait à l’époque où le mécénat de cour commençait à s’estomper au profit d’un public cultivé, mais pas exclusivement aristocratique. D’où la simplification de l’action dramatique, et la suprématie du texte sur une musique débarrassée des artifices baroques et des excès de virtuosité qui compromettaient la compréhension des mots. Orfeo ed Euridice et, plus tard, Alceste répondaient précisément à ces intentions. Le dépouillement de l’histoire d’Orfeo ed Euridice, et la réduction du nombre de personnages, constituent une révolution totale par rapport aux représentations baroques encombrantes et surchargées du XVIIIe siècle. Ici, l’histoire commence par des funérailles, se poursuit par une entrée aux enfers, puis par une sortie douloureuse et des retrouvailles finales joyeuses. C’est tout. Seulement une heure et quart de musique si, comme c’est le cas ici au Teatro la Fenice de Venise, presque toutes les danses de cette Azione teatrale per musica in tre atti sont coupées.
Une synthèse non seulement sonore mais aussi visuelle, comme le donne à voir la mise en scène épurée de Pier Luigi Pizzi, le doyen des scénographes italiens qui ajoute cette énième expérience à sa fréquentation du théâtre gluckiste. Sur scène, nous voyons des pierres tombales qui rappellent les visions de cimetières de la poésie préromantique de Thomas Gray (Elegy Written in a Country Churchyard), Robert Blair (The Grave), Edward Young (Night Thoughts) ou d’Ugo Foscolo (Dei sepolcri). Dans l’une de ces tombes, le corps sans vie d’Eurydice est descendu. La scène a pour toile de fond un grand écran sur lequel sont projetés des figures de cyprès, un ciel irisé de nuages d’orage ou d’éclats de sérénité, une surface marine, les flammes d’Erèbe. Dans le finale, la façade du Phénix apparaît : lui aussi renaît, encore et encore, après la mort (les incendies) grâce à l’amour du théâtre.
Deux éléments coulissants noirs forment la porte qui barre l’entrée du monde souterrain. Six mimes musiciens, un quatuor à cordes, une flûte et une harpe, accompagnant le chant du demi-dieu dans les refrains ; la harpe n’est pas si facile à porter que cela, ce qui donne un effet presque comique. Le chœur, quatrième personnage, situé sur les côtés de l’avant-scène et vêtu de costumes sombres et drapés, entonne d’abord les lamentations funèbres (« Ah ! se intorno a quest’úna funesta ») puis l’indignation des furies (« Chi mai dell’Erebo fra le caligini »), finalement adoucie par le chant d’Orphée.
Gluck a employé pour cette première version d’Orfeo e Euridice une mezzo-soprano et deux sopranos (à Vienne en 1762, le rôle d’Orphée fut créé pour un castrat, tandis qu’à Paris, douze ans plus tard, la nouvelle version en français prévoyait plutôt une haute-contre) ; trois voix féminines sont donc présentes sur scène. Cecilia Molinari est un Orfeo intense et passionné, au beau phrasé, qui fait entendre d’élégantes variations sur la reprise de son Che farò senza Euridice !, seule concession belcantiste à la rigueur expressive du compositeur. Une interprétation plus sobre aurait peut-être donné un effet plus sublimé et moins terre à terre à son personnage. Mary Bevan est une Eurydice pleine d’enthousiasme, à la ligne vocale raffinée, tandis que les interventions de Silvia Frigato (Amore) sont empreintes d’enjouement. La direction d’Ottavio Dantone, grand spécialiste de ce répertoire, a été comme toujours très pertinente, avec des dynamiques précises et de bonnes couleurs instrumentales, mais sans fioritures interprétatives particulières. L’orchestre et le chœur du théâtre se sont révélés corrects. Comme toujours, la salle était remplie d’un public attentif et généreux dans ses applaudissements finals.
Orfeo : Cecilia Molinari
Euridice : Mary Bevan
Amore : Silvia Frigato
Orchestre et chœur du Teatro La Fenice
Chef d’orchestre et maître du clavecin : Ottavio Dantone
Chef de chœur : Alfonso Caiani
Mise en scène, décors et costumes : Pier Luigi Pizzi
Lumières : Massimo Gasparon
Assistant à la mise en scène et mouvements chorégraphique : Marco Berriel
Mimes musiciens : Asolo Musica
Orfeo ed Euridice
Azione teatrale per musica en 3 actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Ranieri de’ Calzabigi, créé à Vienne le 5 octobre 1762.
Venise, Teatro la Fenice, représentation du vendredi 28 avril 2023