Après la remarquable Bastarda, Bruxelles poursuit sa révélation des secrets de la cour d’Angleterre avec un Henry VIII de Saint-Saëns très bien accueilli par le public.
Henry VIII et Don Carlos : cousins éloignés ?
Si l’on vous dit : un monarque qui chante les affres du pouvoir et de l’amour dans un solo qu’introduit le violoncelle ; une reine esseulée (soprano), perdue dans une cour étrangère, qui chante la nostalgie de son pays natal, qui se voit détrônée dans le cœur de son mari par une rivale (mezzo) à la beauté flamboyante ; une scène au cours de laquelle la rivale implore le pardon de la reine ; une forte opposition entre le roi et l’Église, culminant dans un duo entre le monarque et un Cardinal (deux voix graves : un baryton et une basse) ; une impressionnante scène de foule où sont présents le roi et son épouse ainsi que des représentants de l’Église et du peuple, et au cours de laquelle un personnage ose publiquement s’opposer au roi… Vous répondez… Don Carlos ? Perdu ! C’est à Henry VIII de Saint-Saëns que nous avons assisté samedi dernier à la Monnaie de Bruxelles. Et si l’on souligne fréquemment la parenté existant entre le « Qui donc commande quand il aime » du personnage éponyme et le « Elle ne m’aime pas » de Philippe II, on voit que les points communs entre l’opéra de Saint-Saëns et le chef-d’œuvre de Verdi sont très loin de se limiter à ces seules pages, Saint-Saëns et ses librettistes Pierre Léonce Détroyat et Armand Silvestre ayant quasi pillé l’opéra de Verdi, Joseph Méry et Camille du Locle. Bien sûr, les trames narratives des deux œuvres restent très différentes, et la musique de Saint-Saëns possède une identité propre qui la singularise et la différencie absolument de Verdi ; il n’empêche : les ressemblances flagrantes entre les deux opéras sont on ne peut plus nombreuses et prouvent une influence verdienne au moins aussi importante que celles de Wagner ou de Meyerbeer, si souvent invoqués lorsqu’on analyse Henry VIII.
Une œuvre inégale mais intéressante
Quoi qu’il en soit, on se réjouissait de pouvoir réentendre cette œuvre très rarement donnée, et il faut remercier la Monnaie de lui avoir redonné sa chance dans d’excellentes conditions, avec un chef et un metteur en scène réputés et une distribution séduisante. Ces représentations permettront-elles de donner à l’opéra de Saint-Saëns un nouveau lustre et de lui assurer une présence régulière sur nos scènes – qui lui a toujours été refusée, en dépit de plusieurs tentatives de résurrection, dont certaines prestigieuses (en 1983 dans une version anglaise à San Diego, avec Sherill Milnes et Cristina Deutekom ; en 1991 à Compiègne avec Philippe Rouillon et Michèle Command ; en 2002 à Barcelone avec Simon Estes et Montserrat Caballé) ? Ce n’est pas si sûr… Si l’œuvre est constamment intéressante et comporte quelques pages vraiment remarquables (les airs d’Henry VIII, le finale du I, le « Je ne te reverrai jamais, / Ô douce terre où je suis née » de Catherine, la confrontation entre les deux rivales – et, d’une manière générale, tout le quatrième acte), elle accuse aussi ici et là quelques dommageables baisses de tension ; plusieurs scènes, dont on sent bien tout le potentiel dramatique, n’atteignent pas l’intensité souhaitée et attendue ; et la construction dramatique du livret demeure assez lâche, avec certains personnages (Don Gomez) dont le destin peine à intéresser le spectateur. Reste malgré tout une partition intéressante parsemée de vraies beautés.
La production de la Monnaie : de la belle ouvrage
La mise en scène d’Olivier Py s’attache moins à la trame narrative qu’à la peinture des caractères, mais aussi à l’évocation des bouleversements « moraux, économiques, politiques et religieux » propres à la fin du XIXe siècle (dixit la note d’intention du metteur en scène dans le programme – raison pour laquelle les décors et costumes du XIXe prédominent, à côté de quelques éléments renaissants. Le spectacle comporte quelques scènes fortes, parfois saisissantes (le supplice de Buckingham, la scène du synode, les allégories de la mort surgissant littéralement d’une toile représentant le Jugement dernier), dont certaines trouvent plus ou moins facilement leur justification : l’allusion récurrente à la Crucifixion du Tintoret (celle de l’Accademia de Venise et non de San Rocco) est surtout là pour permettre au ballet, au début du second acte, de proposer un « tableau vivant » dans lequel la figure de Buckingham se confond avec celle du Christ. Quant au quatrième acte, censé se dérouler « dans la retraite de Catherine, à Kimbolth », il prend place de façon inattendue dans une gare dont l’un des murs se fracasse « en direct » sous l’assaut d’une locomotive incontrôlée. Chacun y verra, à sa guise, une image des bouleversements sociétaux évoqués plus haut, de l’abandon et de la solitude de la reine Catherine livrée à elle-même et privée de port d’attache, ou de la violence des passions destructrices qui frappent les personnages… Quoi qu’il en soit, la mise en scène porte la patte d’Olivier Py, avec certains éléments typiques de l’esthétique qu’il affectionne (ces pans de décors noirs pivotant sur eux-mêmes – la scénographie est signée Pierre-André Weitz), mais aussi des autocitations peut-être un peu paresseuses (le crucifix tombant brutalement du mur, une image empruntée à la mise en scène de Manon).
Musicalement, il nous faut une fois de plus louer la qualité du travail mené par Alain Altinoglu à la tête des excellents orchestre et chœur de la Monnaie : la direction du chef, flamboyante, sait se faire intimiste et recueillie lorsque les situations l’exigent – et permet de conférer à l’œuvre la continuité dramatique qui lui fait parfois défaut. Comme toujours à la Monnaie, les seconds rôles (nombreux dans cette œuvre) sont très soignés. S’en détachent notamment le ténor Ed Lyon pour son implication et la qualité de son français, les excellents Enguerrand de Hys et Werner van Mechelen (respectivement Surrey et Norfolk). Quant à Vincent le Texier, il confère aux propos du Cardinal Campeggio une autorité et une noirceur exceptionnelles.
Les deux rôles féminins ont été distribués à deux types de voix très différents, et pas seulement en raison de leurs tessitures respectives : de façon inattendue, des caractéristiques de l’un sont celles qu’on imaginerait plutôt être celles… de l’autre – ce qui permet des caractérisations de la Reine Catherine et d’Anne de Boleyn assez originales : à Anne de Boleyn revient en effet le velouté, la douceur, le caractère capiteux du timbre de Nora Gubisch ; à Catherine l’émission tranchante et fière de Marie-Adeline Henry, dont la projection vocale impressionne – au prix, parfois, de certaines duretés dans l’aigu.
Quant à Lionel Lhote, il trouve en Henry VIII un rôle à la mesure de son très grand talent : noblesse et clarté de la déclamation, qualité d’un timbre gardant son velouté sur toute la tessiture, interprétation sensible et nuancée, convaincant dans la noirceur, la violence comme dans l’introspection, le chanteur belge apparaît ici comme le très digne héritier des barytons francophones qui, d’Ernest Blanc à Robert Massard (pour ne citer qu’eux), ont fait les beaux jours du chant français au XXe siècle.
Henry VIII : Lionel Lhote
Don Gomez de Féria : Ed Lyon
Le Cardinal Campeggio : Vincent Le Texier
Le Comte de Surrey : Enguerrand de Hys
Le Duc de Norfolk : Werner van Mechelen
Cranmer : Jérôme Varnier
Catherine d’Aragon : Marie-Adeline Henry
Anne de Boleyn : Nora Gubisch
Lady Clarence : Claire Antoine
Garter / Un officier : Alexander Marev
Un huissier de la cour : Leander Carlier
Quatre dames d’honneur : Alessia Thais Berardi, Annelies Kerstens, Lieve Jacobs, Manon Poskin
Quatre seigneurs : Alain-Pierre Wingelinckx, Luis Aguilar, Byoungjin Lee, René Laryea
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. Alain Altinoglu
Chef des chœurs : Stefano Visconti
Académie des chœurs de la Monnaie, dir. Benoît Giaux
Mise en scène : Olivier Py
Décors & costumes : Pierre-André Weitz
Éclairages : Bertrand Killy
Henry VIII
Opéra en quatre actes et six tableaux de Camille Saint-Saëns sur un livret de Léonce Détroyat et Armand Silvestre, créé à Paris le 5 mars 1883 à l’Académie nationale de musique.
Bruxelles, La Monnaie, représentation du samedi 13 mai 2023.
1 commentaire
Que ça fait du bien de voir les opéras eloignés des scénes depuis des années revenir aujourd’ hui.