Le Maggio Musicale Fiorentino ouvre sa LXXXVe saison par une reprise du Don Giovanni de Spolète
Un libertin au charisme certain, entraînant le spectateur dans sa perte
Une exécution qui se distingue par son homogénéité, et où triomphent notamment Zubin Metha, Jessica Pratt, et un Luca Micheletti charismatique et étonnant !
Mourir deux fois
Le Maggio Musicale Fiorentino inaugure son LXXXVe festival par Don Giovanni, dans la reprise de la mise en scène du Festival dei Due Mondi de Spolète, donnée à l’été 2017, en lieu et place de la nouvelle production de David Pountney, initialement annoncée. Ce sont sans doute des restrictions budgétaires qui ont dicté ce changement. Très classiques, les décors de Dante Ferretti et Francesca Lo Schiavo tournent autour d’un portique de colonnes ioniques, assorti de deux balustrades surplombant la fosse et de statues à la Canova. Ils sont tour à tour renouvelés par un arrière-plan reproduisant la façade de la villa palladienne Almerico Capra de Vicence, mieux connue comme La Rotonde – réminiscence loseyienne –, des cyprès venant remplacer les piliers, et par les quelques tombeaux du cimetière. Ces mêmes cadrages étant dupliqués sur des tissus en tulle, les relayant à des moments opportuns.
Au premier tableau apparaissent tous les personnages dans un arrêt sur image devant sans doute annoncer la scène finale édifiante. La réalisation de Giorgio Ferrara, réorganisée aujourd’hui par les soins de Stefania Grazioli, fait que Don Giovanni tue le Commendatore d’un coup de révolver, sans lui donner d’estocade à l’épée. Il est vrai que le livret peut se prêter à différentes interprétations – « Don Giovanni ferisce mortalmente il Commendatore », il le blesse mortellement –, mais le choix de l’arme est sans doute en conflit avec l’injonction, « Battiti meco », ajoutant de la lâcheté à la noirceur du protagoniste. De manière suggestive, la scène de la mort du père est répliquée pendant le récitatif précédant le premier air de Donna Anna, « Don Ottavio… son morta! », relatant les événements. À la scène du festin, le Commendatore fait son retour uniquement par la tête, un marbre géant à la manière du visage de l’empereur Constantin au Musée romain du Capitole, ce qui n’est pas en contradiction avec l’une des dernières répliques de Leporello, « Venne un colosso… », dans le finale de l’opéra.
Les costumes de Maurizio Galante sont d’époque et plutôt agréables à l’œil, sauf peut-être pour le bleu du pourpoint, des chausses et de la cape de Don Ottavio, le faisant ressembler à un prince charmant préraphaélite.
Pendant l’ouverture, sont projetés des extraits tirés des observations de Søren Kierkegaard sur l’œuvre, en guise de guide à l’écoute, dans une traduction par moments discutable.
Éclat et élégance
Lorsque l’on porte à la scène Don Giovanni, il y a parfois une marge d’exégèse qui peut nous amener à nous interroger sur l’essence du véritable démiurge, entre le serviteur et le maître, en une sorte de métempsychose que nourrit parfois le jeu des interprètes. Avec Luca Micheletti, il n’y a pas de doute : c’est lui le héros. Sans toutefois écraser ses acolytes, de sa noble silhouette que met en valeur un costume rouge bordeaux, il domine le plateau d’un bout à l’autre du drame. Déjà Figaro dans ces mêmes lieux l’an dernier, cette véritable bête de scène sait savamment mettre à profit son expérience de réalisateur et de comédien – il est programmé dans Alceste du Misanthrope de Molière au Teatro alla Pergola du 16 au 21 mai !!! –, afin de camper un libertin au charisme certain, entraînant volontiers le spectateur dans sa perte. Dès l’introduction, il brille par une élocution hors pair, à la clarté sans cesse intelligible. L’air dit du Champagne conjugue brillant et élégance, la canzonetta de l’acte II est ensorceleuse et l’aria qui suit, un véritable morceau de théâtre. Mais c’est surtout au cours du finale II que cet épicurien invétéré, esthète voluptueux, impressionne de par son vécu. Il n’est donc pas étonnant que, depuis sa prise de rôle, les plus grands théâtres, dont le Covent Garden de Londres, s’arrachent cet artiste d’exception.
Zubin Mehta ovationné
Débutant dans le personnage, après avoir incarné le rôle-titre à plusieurs reprises, Markus Werba paraît d’abord manquer quelque peu de souffle, tout en affichant un air du catalogue fièrement assuré. Anastasia Bartoli se distingue à son tour par une diction exemplaire en Donna Elvira, déployant une ligne sans faille dès son air de présentation et, dans le sextuor de l’acte II, une tenue de souffle parfaite. Dans le quatuor de l’acte I, elle forme un couple idéal avec son traitre de mari, en nette opposition avec les Donna Anna et Don Ottavio de Jessica Pratt et de Ruzil Gatin. Bien qu’elle ait déjà abordé l’héroïne à Bari en septembre 2021 et qu’elle ait pris les atours de la Reine de la nuit à Hambourg à l’hiver 2018-2019, nous n’attendions pas forcément la première dans ce répertoire. Et si la voix de cette immense belcantiste ne sonne pas d’emblée comme mozartienne, du moins telle que nous avons pris l’habitude de l’entendre, dès son apparition, la cantatrice australienne nous fait cadeau de sons filés enivrants, suivis, dans son premier air, de roulades magistrales. Elle atteint au sublime à l’acte II où s’impose la comparaison avec Joan Sutherland sans que ce ne soit qu’une affaire de passeports. Le ténor russe a beaucoup fréquenté le rôle pendant ses saisons au Bolshoi. Son personnage se mûrit avec la progression de l’action et, malgré des écarts presque imperceptibles dans son andantino de la résolution, son amoureux indéfectible est très expressif, notamment grâce à un phrasé qui ressort davantage dans la scène des masques, puis dans l’aria de la consolation.
Adriano Gramigni se distingue aussitôt par son autorité en Commendatore. Déjà Susanna en 2022 et Despina en 2021, ici même, Benedetta Torre paraît un peu en retrait, Zerlina certes appliquée, compensant par un jeu scénique engagé les faiblesses d’une voix sonnant légèrement voilée lors de sa première intervention soliste. Issu de l’Accademia del Maggio, Eduardo Martínez est un Masetto de bonne école.
Ovationné par le public à chaque entrée en fosse et au rideau final, Zubin Mehta dirige en grand maître, malgré quelques petits problèmes de justesse chez les clarinettes, dans l’ouverture, voire chez les cordes.
Après son effondrement, le héros réapparaît quand même à la scène, de dos, pour se retourner vers le public, lorsque tous les autres personnages se sont recouverts d’une gaze blanche. Il sourit, en clignant de l’œil : une sorte de défi à l’encontre de la morale de l’épilogue, « Questo è il fin di chi fa mal! », voilà la fin de ceux qui font le mal, quelque peu à la manière de la devise du Falstaff verdien, « Tutti gabbati! », le dernier titre à l’affiche du festival. Nous sommes tous bernés…
Don Giovanni : Luca Micheletti
Leporello : Markus Werba
Donna Anna : Jessica Pratt
Don Ottavio : Ruzil Gatin
Donna Elvira : Anastasia Bartoli
Zerlina : Benedetta Torre
Masetto : Eduardo Martínez
Commendatore : Adriano Gramigni
Coro e Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino, dir. Zubin Mehta
Mise en scène : Giorgio Ferrara
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte, créé au Stavovské divadlo de Prague le 29 octobre 1787.
Teatro del Maggio Musicale Fiorentino – Sala Grande, représentation du vendredi 12 mai 2023.