John Osborn dans LA FILLE DU RÉGIMENT : un triomphe renouvelé à Turin
Reprise à Turin de La Fille du régiment vue par Barbe & Doucet
Le Teatro Regio reprend la vision pleine de nostalgie que Barbe & Doucet posent sur La Fille du régiment : un spectacle où triomphent John Osborn et… Arturo Brachetti en Duchesse de Krackentorp !
La Fille du régiment en V.O. Turin
L’œuvre de Donizetti est l’une des rares à avoir joui d’une popularité constante depuis sa création. La fille du régiment a vu le jour à l’Opéra-Comique de Paris le 11 février 1840. Cette même année, les cendres de Napoléon sont transférées de Sainte-Hélène aux Invalides : en cinquante ans, l’agitation bruyante du prolétariat a été remplacée par une bourgeoisie satisfaite d’elle-même sous le nouveau régime de Louis-Philippe, qui a assimilé les exploits de la Révolution à une vision nationaliste dont la « comédie de la guerre » de Donizetti est une parodie légère mais affectueuse. Dépassant largement les intentions du compositeur et de ses librettistes, le patriotisme de l’œuvre a parfois été exagéré : en 1940 à New York, Lily Pons a chanté La Marseillaise après le « Salut à la France », et au-delà des Alpes, l’opéra a souvent été joué lors des célébrations du 14 juillet.
Installé à Paris depuis cinq ans, Donizetti est alors le seul représentant du théâtre musical italien : Bellini vient de décéder après y avoir présenté I puritani, et Rossini s’est prématurément retiré de la scène théâtrale pour se consacrer à la composition de mélodies, de musique sacrée et instrumentale, mais surtout pour jouir des bienfaits de sa gloire. En 1839, Donizetti avait vu Lucie de Lammermoor, adaptation française de son opéra le plus célèbre, prendre vie avec grand succès au Théâtre de la Renaissance, mais le véritable triomphe fut celui de La Fille, qui fut reprise 55 fois au cours de la seule année 1841, et atteignit sa 1000e représentation en 1914. Ici, le compositeur bergamasque a su ingénieusement s’adapter au goût du lieu, et l’auteur de cabalettes a écrit des couplets parfaitement conformes au style français, sans toutefois rien perdre de sa spécificité, en particulier les précieuses lignes mélodiques et le mélange d’humour et de mélancolie typique de ses meilleures œuvres. Le modèle de l’opéra-comique, dans lequel les parties récitées alternent avec les parties chantées, restera cependant une rareté dans sa production.
La Fille est arrivée à la Scala le 30 octobre 1840, dans la version italienne de Calisto Bassi, qui avait transféré l’histoire du Tyrol en Suisse et avait modifié le livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean-François Bayard en raccourcissant les récitatifs ou en supprimant quelques numéros, comme les couplets de la Marquise (« Pour une femme de mon nom ») dans la première scène de l’Acte I. La version française, incomparablement supérieure, est celle qui est couramment jouée à l’étranger, tandis que la version italienne est encore préférée dans notre pays. Cependant au Teatro Regio de Turin, il s’agit de la version originale, en dépit du titre en italien, et la production est celle que l’on a vue à Venise en octobre dernier. Les seuls éléments communs sont les interprètes de Tonio et d’Hortensius.
Le triomphe de John Osborn
La direction musicale est ici entre les mains expertes d’Evelino Pidò qui, en grand connaisseur de ce répertoire, offre une lecture toujours attentive aux caractéristiques de la partition : le chef rend ainsi compte de sa légèreté ainsi que de sa finesse instrumentale, proposant des dynamiques appropriées et manifestant une grande attention aux chanteurs. Ceux-di sont d’excellents professionnels, même s’ils ne sont pas toujours d’excellents acteurs, les dialogues manquant parfois de dramatisme et le jeu dramatique n’étant pas toujours à la hauteur de la performance vocale : même s’il ne reste qu’une infime partie du dialogue original, celui-ci manque de fluidité, et l’on sent que les interprètes ne s’expriment pas avec l’aisance que leur donnerait leur langue maternelle.
Ce n’est donc pas un hasard si le seul à faire preuve d’un timing parfait est, comme à Venise, le baryton Guillaume Andrieux dans le rôle d’Hortensius, l’intendant hors pair de la marquise. Et puis il y a le cas de la duchesse de Krackentorp, un personnage qui a vu de vieilles gloires du mélodrame ou des actrices d’âge mûr apporter leur touche comique plus ou moins réussie à la scène. Ici, le Regio a fait fort en engageant une gloire locale, le transformiste Arturo Brachetti (en travesti) à qui l’on doit les moments les plus spectaculaires et les plus hilarants de la soirée : d’abord en membre de la Croix-Rouge enragé, seringue à la main, à la recherche de mâles à qui inoculer des vitamines (nous sommes en temps de guerre, après tout !), puis en duchesse surréaliste, avec une performance vocale : il chante une chanson piémontaise de la fin du XIXe siècle, Ciribiribin, ayant connu une gloire nationale dans les années 1940, interprétée par le Trio Lescano – mais la version de Frank Sinatra est également célèbre ! Brachetti n’a pas hésité à montrer ses incroyables talents de transformiste, changeant plusieurs fois de tenues en l’espace d’un instant devant un public surpris et amusé !
Pour en revenir à la distribution vocale, Giuliana Gianfaldoni, dans le rôle de Marie, est une interprète qui, bien que correcte et douée de facilité dans les moments brillants, est plus à son aise dans les airs pathétiques : l’air du premier acte « Il faut partir ! » et celui du second « Par le rang et par l’opulence » – qui fait un peu double emploi et est d’ailleurs parfois coupé. Ces airs sont abordés avec sensibilité et expressivité par la soprano de Tarente, qui y a prodigué un beau legato et de subtiles demi-teintes. Dans l’ensemble, cependant, le caractère insolent de la vivandière fait défaut, et la virtuosité n’a pas la folie acrobatique que l’on attendrait. Manuela Custer fait également un portrait sobre de la Marquise de Berkenfield, qui n’a rien de parodique et se concentre plutôt sur la nature pathétique du personnage. Il en va de même pour le Sulpice de Roberto de Candia, beaucoup trop posé et un peu maladroit dans sa diction.
John Osborn, un Tonio devenu une référence, a été présent non seulement dans la production vénitienne mais aussi dans celle, actuellement inégalée, du Festival de Bergame, pour ne citer que la plus récente en Italie. Le ténor de Sioux City a aisément surmonté les fameux neuf contre-ut de « Pour mon âme », évidemment bissé (avec variations). Mais c’est dans les moments lyriques que l’on apprécie ses talents de belcantiste, lorsque dans le touchant « Pour me rapprocher de Marie » il délivre de mezze voci et smorzature et d’aigus délivrés en falsetto avec le goût d’une haute-contre à la française. Une leçon de chant vraiment unique, et un moment qui à lui seul vaut le prix du billet !
L’émouvant spectacle de Barbe et Doucet
Excellente prestation du chœur qui, dans le finale, entre en scène pompeusement annoncé avec des noms grandioses qui ne sont autres que ceux des médicaments des pensionnaires de la maison de repos dans laquelle les metteurs en scène André Barbe et Renaud Doucet ont situé l’histoire, laquelle se présente comme un long flash-back réactivant les souvenirs de Marie devenue une tendre vieille dame – la grand-mère nonagénaire de Renaud –, présente dans la vidéo lors de l’ouverture et dont le visage en noir et blanc nous accueille à la fin avec un voile de tristesse. Le ton nostalgique est la marque de fabrique de cette lecture théâtrale, ici prise en charge par Florence Bas, qui s’avère efficace même si un jeu d’acteurs plus soigné aurait été apprécié au-delà du joli cadre scénographique représentant, magnifiés, les objets souvenirs de la vieille Marie.
Une salle – malheureusement clairsemée – a accueilli chaleureusement les artistes, en particulier le ténor. Les autres rendez-vous célébrant le 50e anniversaire du Nuovo Regio se poursuivent, et la présentation de la nouvelle saison, la première enfin complète avec une nouvelle direction artistique après une assez longue période trouble, est attendue avec curiosité…
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Marie : Giuliana Gianfaldoni
La Marquise de Berkenfield : Manuela Custer
La Duchesse de Krackentorp : Arturo Brachetti
Tonio : John Osborn
Sulpice : Roberto de Candia
Hortensius : Guillaume Andrieux
Orchestre et Chœur (chef de chœur : Andrea Secchi ) du Teatro Regio de Turin, dir. Evelino Pidò
Mise en scène, décors et costumes : Barbe & Doucet
Régie vidéo : Guido Salsilli
Lumières : Guy Simard
La Fille du Régiment
Opéra-comique en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de JulesHenri Vernoy de SaintGeorges et de Jean-François Bayard, créé à l’Opéra-Comique de Paris le 11 février 1840.
Représentation du 13 mai 2023, Teatro Regio de Turin